Je crois que j'ai suffisamment insisté sur cette différence qui structure l'enseignement de Lacan à ses commencements – opposition latente mais pourtant incontournable dès lors qu'on l'a reconnue – et qui est celle des lois de la parole et des lois du langage.
La fois dernière, à partir de cette opposition, je vous ai fait mesurer la distance qu'il y a entre prescrire comme fin de l'expérience analytique la reconnaissance du désir, c'est-à-dire la reconnaissance du sujet en cause dans le désir, et l'abolition du sujet que Lacan écrit d'un symbole aujourd'hui bien connu, $, et qui n'a pu prendre sa valeur que par le démenti qu'il a lui-même apporté à sa théorie antérieure. Je dis
démenti puisque, dans une page des
Ecrits qui mériterait d'être célèbre, Lacan, d'une façon tout à fait explicite, renonce à la pierre d'angle de son enseignement précédent. Lorsqu'il se dément et se corrige, il est plus discret que d'autres auteurs, mais cette page est néanmoins la plus explicite qu'il ait jamais écrite dans cet ordre du revirement.
Si ce sont les lois de la parole qui constituent la structure de l'inconscient, alors la fin de l'analyse c'est l'avènement du sujet à son identité par la médiation de l'analyste. Par contre, si ce sont les lois du langage qui structurent l'inconscient, il n'y a pas d'espoir d'identité pour le sujet. Le statut propre du sujet, c'est son abolition, et dès lors la psychanalyse n'est pas une expérience de médiation. Même s'il peut être question d'avènement du désir pour l'expérience analytique, elle ne comporte pour autant aucune identité du sujet.
Si on se fie aux
Ecrits, il faut un an à Lacan pour tirer les conséquences de l'identité du désir et de la métonymie. La première conséquence, c'est qu'il n'y a pas de principe d'identité au niveau du désir. Le désir n'est rien d'autre que le renvoi d'un signifiant à un autre. A cet égard, Lacan se retrouve de concert avec une tradition logique et philosophique qui met en cause le principe d'identité. Relisez les articles qui concernent l'identité dans le
Tractatus logico-philosophique de Wittgenstein, et vous verrez que Wittgenstein lui- même considère comme un abus l'écriture pure et simple de
a=a, ainsi que les écritures que l'on peut faire varier à partir de celle-là. Il considère comme un abus conceptuel l'idée d'identité, ne serait-ce qu'à partir de la ligne d'écriture, puisqu'il faut écrire au moins deux fois le symbole, et que dès lors, même au niveau scripturaire, c'est de nature à faire douter de ce curieux concept d'identité. Il y a là une veine de réflexion à suivre, puisque l'on trouve effectivement, chez un certain nombre de logiciens, une inquiétude, une suspicion portée sur le concept d'identité. En tout cas, dès lors que le désir est identifié à la métonymie, à ce qu'un signifiant ne vaut que pour un autre, le sujet ne peut pas trouver son identité. C'est là quelque chose qui restera constant dans l'enseignement de Lacan.
Comment formuler la fin de l'analyse dès lors que le sujet ne peut pas trouver son identité? Eh bien, si je voulais faire un raccourci – qui j'espère ne vous égarera pas mais vous donnera au contraire un point de repère –, je dirai qu'il est clair que dès ce moment-là, l'identité n'est pas à recouvrer du côté du sujet. Cette identité, mettons-la entre guillemets, puisque ce n'est pas une identité signifiante – il faudrait forger un autre mot pour ça. Cette identité sera à trouver pour Lacan du côté de l'objet. A ce moment-là, ce n'est plus une identité signifiante, et c'est ce qui fait que toute la théorie de l'objet a à la fin de l'analyse dépend de l'argumentation que je vous précise ici.
Ce que le sujet peut avoir d'identité, on ne peut pas le trouver du côté du désir et de la métonymie. L'identité ne peut pas être trouvée du côté du sujet en tant qu'articulé à la chaîne signifiante, mais on peut la trouver dans une fonction d'un autre type. C'est là une exigence à proprement parler logique de la théorie lacanienne à partir de ce niveau qui est atteint en juin 1958.
L'argumentation que je vous restitue, permet par exemple de justifier tout à fait cette assertion surprenante de Lacan dans un Séminaire des années 70, qu'il n'a faite qu'une seule fois mais d'une façon suffisamment appuyée pour qu'elle retienne depuis lors l'attention, et qui est apparue comme une voie nouvelle qu'il n'a pas à proprement parler investiguée jusqu'au bout. Il a donc dit, dans un de ses Séminaires des années 70, que ce que le sujet pouvait attendre de mieux d'une psychanalyse, c'était peut-être de s'identifier à son symptôme. Comme il n'avait jamais dit quoi que ce soit de cet ordre, et que nous traînons après nous-mêmes la notion qu'il s'agit de thérapier le symptôme, d'en débarrasser le sujet plutôt que de le voir s'identifier avec, c'est apparu en soi-même comme tout à fait remarquable, et en même temps comme une élucubration dont on ne voyait pas le fondement et la place dans l'enseignement de Lacan. Or, ce que je vous dis vous permet de situer cela avec la plus grande précision, si vous n'oubliez pas toutefois la définition de Lacan dans "L'instance de la lettre" qui oppose le désir et le symptôme comme la métonymie à la métaphore. Evoquer l'identification au symptôme prend évidemment son sens de ce que ce n'est pas au niveau de la métonymie désirante que le sujet peut trouver son identité. Il peut, par contre, éventuellement la trouver au niveau de la métaphore du symptôme. A cet égard, ce symptôme comme métaphore, c'est-à-dire comme stase dans le processus métonymique, constitue, aussi bien que la fonction de l'objet
a, une voie d'accès vers ce qui constitue l'identité entre guillemets du sujet.
Je ne vous donne là qu'un aperçu logique sur cet enseignement. Il n'y a pas chez Lacan de déclarations à l'emporte-pièce que l'on pourrait passer par perte et profit. Au contraire, cette déclaration énigmatique d'identification au symptôme trouve précisément sa nécessité à partir de cette configuration. Si nous voulons formuler à partir de Lacan une théorie de la fin de l'analyse, et si nous adoptons son concept et ses formules du désir, la même nécessité s'imposera à nous, celle de formuler cette fin à partir d'un autre point que celui de la métonymie désirante, c'est-à-dire à partir de la fonction symptômale ou de la fonction de l'objet
a, voire à partir d'un autre point, mais qui devra lui aussi se distinguer du versant du désir avec sa métonymie et sa dialectique.
Après cette mise en place, je voudrais maintenant vous faire suivre les versions que Lacan a pu donner de cette abolition subjective au niveau du désir, et d'abord dans le texte même où il accomplit ce pas en avant qui consiste à démentir la première théorie.
Comment situe-t-il, dans "La direction de la cure", cette abolition subjective? Il l'appelle la refente, et il pose, sans le démontrer plus avant, que le sujet subit une refente du seul fait qu'il parle. A cet égard, la
Spaltung – vous connaissez ce terme freudien que Lacan a accentué – tient au rapport du sujet et de sa parole. La valeur de cette proposition lui vient précisément de ce qu'elle dit le contraire de ce qu'impliquent les lois de la parole prises dans la théorie de la reconnaissance, où c'est au contraire du fait qu'il parle que le sujet peut espérer atteindre son identité et sa complétude. C'est certes par la médiation d'un Autre, mais cet Autre peut lui conférer cette identité. Cet Autre, dans la théorie de la reconnaissance, est un sujet qui parle aussi. Il faut savoir que c'est dans cet esprit-là que Lacan a reçu ses patients jusqu'en 1958. Par contre, lorsqu'il pose comme fondamentale la refente du sujet par rapport à la parole, l'Autre dont il s'agit n'est plus alors l'Autre qui parle. L'Autre dont il s'agit, c'est l'Autre signifiant qui, lui, ne peut pas délivrer d'identité au sujet mais ne peut que multiplier sa refente, la déplacer. Il faut bien voir que lorsque Lacan, dans ses premiers textes, dit
sujet de la parole, c'est le sujet promis à l'identité, alors que lorsqu'il commence à dire
sujet de la chaîne signifiante, c'est au contraire le sujet à jamais séparé de son identité par le signifiant.
Commet le désir se situe-t-il par rapport à ça? Lacan le dit très précisément page 634 des
Ecrits. Il dit que le désir consomme
"cette refente que le sujet subit de n'être sujet qu'en tant qu'il parle". Le désir n'est qu'un soulignage, c'est ce qui vient se couler dans cet intervalle qui sépare le sujet d'avec lui-même. C'est là, d'ailleurs, que nous allons voir cette ambiguïté du désir au sens de Lacan, puisque, dès ce moment-là, le désir n'apparaît qu'à la place du signifié. On connaît bien le schéma élémentaire qui figure dans "L'instance de la lettre", qui a servi à arrêter nos idées sur Lacan, et qui place le signifiant au-dessus du signifié – l'un étant écrit en lettres romaines, et l'autre en italiques et en minuscules. C'est là le genre de petits objets qui ne cessent de pouvoir être commentés quand ils ont été construits avec rigueur. On ne cesse pas d'avoir à se déprendre de l'évidence que ça véhicule à force d'habitude, afin d'en susciter encore une fois le réveil et de s'apercevoir à quel point ça guide nos pensées sans que nous en apercevions. A cet égard, ce petit schéma est une réussite. C'est économique comme moyen.
S
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s Eh bien, il est évident que l'on peut répéter ce schéma quand il s'agit de la demande et du désir. Lacan n'a pas écrit grand D sur petit
d, mais il aurait pu: D/
d. Prenez tous les textes qui vont suivre cette coupure de 58, et vous verrez que le désir apparaît comme un effet de signifié de la demande, de la demande comme signifiante. De la même façon que Lacan met l'accent sur la fuite de la signification, sur le fait que le sens ne peut être localisé dans aucun élément de la chaîne signifiante mais qu'il est en quelque sorte entre les signifiants, il situe le désir comme un effet métonymique.
C'est une conception que vous retrouvez dans les schémas les plus familiers de l'enseignement de Lacan, celui par exemple de l'Œdipe lacanien, baptisé métaphore paternelle. La place que Lacan isole comme celle de l'effet de signification, c'est celle qu'il assigne au phallus comme signifiant du désir. C'est là encore dans l'ordre du signifié qu'il situe la position qui relève du désir. C'est ce qu'implique le fait du renvoi signifiant métonymique où la signification est prise. Cette thèse, vous la trouvez encore dans le
Séminaire III: toute signification renvoie à une autre signification. C'est la thèse de "L'instance de la lettre" investie du désir. Ce terme d'investissement, de renvoi signifiant par le désir, c'est évidemment la même configuration que celle que vous trouvez dans cette phrase où Lacan évoque le désir comme consommant le refente que le sujet subit. Il y a là une articulation langagière fondamentale. Autrement dit, il y a là un niveau où l'on peut situer les lois du langage, et, dans un second temps, démontrer le désir se coulant dans cette articulation langagière, se coulant à la place du signifié.