Жак-Ален Миллер , курс 1981-1982 гг
Скандирования в учении Лакана // Диалектика желания и фиксированность фантазма
13 сеанс, 17 марта 1982

Жак-Ален Миллер , курс 1981-1982 гг
Скандирования в учении Лакана // Диалектика желания и фиксированность фантазма
13 сеанс, 17 марта 1982
Je me suis demandé si je ne pouvais pas m'offrir un petit après-midi de vacances, d'autant que finit par me manquer le fait qu'on me coupe la parole. Toutes les semaines, depuis le début de cette année, je m'arrange pour que vous restiez complètement silencieux, ce qui me convient certainement. Je veux dire que ce silence contribue à me faire parler. C'est une relation que l'on connaît: se procurer un Autre silencieux comme espace pour parler. C'est le fondement même de la relation analytique. C'est le silence de l'auditoire - bien nommé d'ailleurs, puisque un auditoire n'est pas un locutoire – qui peut donner une chance à l'enseignant de faire l'analysant. Il n'y a pas du tout de paradoxe dans ce que Lacan avait formulé, à savoir qu'il se considérait dans son enseignement en position d'analysant. Ce n'est pas du tout un paradoxe, et ça devrait même aller de soi dès lors qu'un auditoire n'est pas confondu avec un locutoire.

Cette idée s'est donc présentée à moi, et j'ai eu aussitôt l'envie de vous transformer en locutoire pour voir ce que ça donnerait. C'est sans doute que je dois avoir besoin d'interprétations pour me repérer mieux sur ce que je fais ici. C'est donc plutôt à vous que je donnerai la parole aujourd'hui. Ca s'appelle d'habitude poser des questions, mais il n'est pas forcé que l'on s'en tienne là. Ca peut être, aussi bien, faire une intervention, dire ce que vous avez sur le cœur ou ce qui vous occupe, ce que vous considérez être pour vous les questions actuelles, soit dans votre formation, soit dans le mouvement analytique. Je vous ai fait part de ce qui était pour moi un certain nombre de questions névralgiques dans la réflexion qui se poursuit sur l'enseignement de Lacan, et il me semble que je pourrais attendre ici un certain nombre de témoignages de ce que sont pour vous ces questions. Il me semble que l'on n'est pas obligé de s'en tenir à la demande d'éclaircissement mais que l'on peut faire un peu plus.

Je vous demande donc de devenir aujourd'hui un locutoire et, pour vous laisser le temps de vous remettre de ce changement de statut, je vais simplement rappeler quelques éléments que j'ai évoqués la dernière fois à propos des trois P, des trois paradoxes de la perception de la parole.

J'espère que ne vous a pas échappé que la façon dont j'ai repris l'analyse lacanienne célèbre du Je viens de chez le charcutier, permet de mettre directement en relation la voix, la voix psychotique, et la jouissance. Ce n'est pas un thème qui est d'emblée apparent dans ce texte de Lacan sur la psychose, mais je crois vous avoir montré comment cette connexion était établie par Lacan. Je dirai même qu'elle nous permet de répondre à une question qui est depuis longtemps en attente dans ce texte, lorsque Lacan propose de reporter sur les connexions de son Graphe les modifications introduites par la structure psychotique. Vous savez qu'il a fait cette modification, à savoir qu'il a écrit un schéma, le schéma R, dont il a montré la modification dans la psychose avec le schéma I. Le schéma R a spécialement été fait pour être transformé, alors que le Graphe du désir n'a pas été fait pour cela.

La dernière fois, je vous ai proposé une première façon de corriger ce Graphe selon les indications mêmes de Lacan, mais il y a une autre modification qui peut se coudre à la première. Vous vous rappelez que j'ai attiré l'attention sur les points initiaux et terminaux de chacun de ces vecteurs qui forment un nouveau quadruple: jouissance, castration, signifiant, voix, et que ce que démontre l'analyse lacanienne de la voix psychotique est la connexion de la voix et de la jouissance. Le problème des voix dans la psychose, c'est bien le problème d'une chaîne signifiante en suspension, qui se trouve rompue selon sa structure signifiante même, et diversement attribuée dans la pluralité des voix psychotiques d'abord, et secondairement rédupliquée entre le sujet et l'Autre. La chaîne signifiante dont il s'agit dans l'exemple de Lacan, se trouve pour une part attribuée par le sujet à sa propre rumination mentale - c'est le Je viens de chez le charcutier - tandis qu'une autre partie de cette chaîne signifiante se trouve par le sujet attribuée à l'Autre: le sujet entend le mot truie comme venant du personnage masculin qu'il rencontre sur le palier. Ces deux attributions ne sont évidemment pas symétriques, puisqu'une partie de la chaîne signifiante est considérée par le sujet comme faisant partie de ce que j'ai appelé sa rumination mentale, bien connue du névrosé, tandis qu'une seconde partie de la chaîne lui revient comme réel, ou au moins dans la réalité, mais avec un caractère de certitude qui permet de considérer cela comme une émergence de réel. La patiente entend - elle en est sûre - l'injure dite par ce voisin. C'est cette certitude qui justifie de voir là une émergence de réel - certitude qui pour elle contraste avec l'équivoque du Je viens de chez le charcutier.

Regardez en quels termes Lacan évoque ce mot de truie. Ce n'est pas un impératif mais une jaculation injurieuse, une insulte, et le statut des insultes est tout à fait distingué, même linguistiquement. Au fond, cette injure lui propose son nom. Cette injure propose à la patiente de dire ce qu'elle est dans son fond. C'est cela l'injure, c'est cela qui fait la puissance des injures. Ce n'est pas du tout la même chose que le Je viens de chez le charcutier, qui est une articulation complexe avec sujet, verbe et complément, et qui contraste évidemment avec la simplicité de l'injure. L'injure peut être cependant un peu plus complexe – par exemple: Fils de pute! – mais elle conserve néanmoins une simplicité foncière. L'injure vise une qualité essentielle du sujet, elle vise à le saisir comme une réponse à son Que suis-je? Une insulte se propose toujours comme une réponse au que suis-je de l'Autre. Elle se propose comme équivalent à la désignation authentique du sujet, à ce qu'il est dans son fond. C'est ce qui justifie Lacan de dire que ce mot vient à la place de ce qui n'a pas de nom, parce que ce qui n'a pas de nom propre, c'est ce qu'est le sujet dans son fond. L'injure vient à la place de ce qui n'a pas de signifiant et qui est, non pas le sujet en tant que représenté, mais le sujet en tant que je. C'est l'impasse que tente l'injure sur le signifiant. Elle tente cette impasse et c'est pour cela qu'elle est à son comble d'injure quand elle est faite d'un mot unique. Elle tente l'impasse sur la loi du signifiant, sur la loi qui veut qu'un signifiant vaut pour un autre, sur cette loi qui ouvre toute la dimension dialectique et fluente du discours. L'injure tente l'impasse sur la dimension diacritique du langage, elle se propose comme mot de la fin. Le paradoxe de l'injure, c'est d'être un signifiant qui vient justement à la place où il n'y a pas de signifiant, où ce n'est plus le signifiant qui vaut, qui vaut de ne valoir que pour un autre.

Si on veut dès lors écrire l'injure comme signifiant, il faut l'écrire comme signifiant de l'Autre barré. L'Autre barré veut dire que le signifiant dans son ensemble est insuffisant et défaille à définir l'abjection de l'Autre – puisque c'est de cela qu'il s'agit, à savoir le traiter d'ordure –, et que c'est sur le fond de cette défaillance d'ensemble que surgit à la place un signifiant supplémentaire, c'est-à-dire un signifiant qui vient à la place de ce qui n'a pas de nom: S de A barré.

C'est pour nommer cette place que Lacan choisit précisément l'écriture de l'objet a. L'objet a, c'est aussi bien l'objet sans nom, l'objet sans nom propre, l'objet qui n'a pas sa place dans l'ensemble signifiant. C'est là que se rassemble tout le paradoxe de l'enseignement de Lacan, à savoir que l'inconscient structuré comme un langage n'implique pas que tout est signifiant. Tout n'est pas signifiant, et c'est là que Lacan peut mettre en cause l'objet indicible rejeté dans le réel. L'injure est une des façons d'exprimer la fonction de l'objet a. L'injure ne fait qu'habiller d'un mot l'objet comme abject, cet objet qui dans la psychose se met à parler dans le réel. C'est, après tout, ce qui distingue la psychose: l'objet a parle.

C'est déjà ce que la fonction de la voix et de la jouissance implique: la jouissance vocifère. C'est à la place de la jouissance que ça se vocifère dans la psychose. Si Lacan peut entendre dans cette vocifération les vers de Valéry -"Que l'univers n'est qu'un défaut / Dans la pureté du Non-être" -, vous savez que le Dieu de Schreber est capable d'en dire bien d'autres du même tonneau, comme par exemple le fameux "Tout non-sens s'annule". Voilà ce qui justifierait de connecter le vecteur voix avec le vecteur supérieur où se fait entendre la jaculation injurieuse qui comme telle habille l'objet indicible et en provient.

C'était pour rappeler, reprendre ce que j'avais évoqué la dernière fois. Je vais maintenant vous transformer, si vous le voulez bien, en locutoire, et écouter ce que vous avez à dire sur la psychanalyse – pas tant sur ce que j'en ai dit, que sur la façon dont vous-mêmes attrapez la situation présente. Je vais donc faire silence pour que vous puissiez parler.

X. – C'est une question qui porte en fait sur votre enseignement et non pas sur la psychanalyse. Ce qui m'a beaucoup frappé – ça fait plusieurs semaines que je m'interroge là-dessus – c'est que vous avez fait énormément de références cliniques et qu'elles ont toutes été centrées dans le cadre de la névrose et de la psychose. Comment expliquez-vous qu'un enseignement qui porte sur l'origine du concept de jouissance ne fasse jamais appel à la perversion?

J.-A. MILLER: – Dire jamais me paraît être un peu trop dire. Je remarquerai d'abord qu'il y a une difficulté propre à l'examen psychanalytique de la perversion – difficulté que nous avons longuement rencontrée au cours d'une année de la Section clinique qui était justement consacrée au problème pervers dans la psychanalyse. Nous avions choisi ce terme de problème parce que c'est bien sous cet aspect problématique que s'était présentée la perversion dans les discussions préparatoires. Les analystes présents ne considéraient pas que leur expérience proprement analytique de la perversion était probante, précisément à propos de sa position par rapport à la jouissance, à propos de la satisfaction proprement perverse, à propos de la satisfaction que son symptôme apporte au pervers. Il y avait peu d'analystes qui pouvaient témoigner de façon authentique de l'analyse d'un pervers. Le seul fait qu'une demande d'analyse soit formulée par un pervers, commence évidemment à faire douter de sa perversion. Je veux dire que la tentation serait justement de définir le pervers par le fait qu'il ne demande pas une analyse. S'il l'aborde, disons que son abord peut en être alors spécialement biaisé. Il y avait donc un embarras des psychanalystes présents lors de cette discussion, un embarras à parler de façon authentique de la perversion. Ils n'avaient pas la même distance pour les névroses, et la présentation de malades par Lacan, ainsi que l'expérience de beaucoup dans les institutions de santé mentale, les rendaient également plus à l'aise avec la psychose. C'était donc déjà sous un aspect problématique que la perversion pouvait être abordée, à la mesure même de l'importance du facteur jouissance dans sa structure. C'est général et ce n'est pas facilement surmontable. On a tourné autour de ça pendant une année entière.

Je dirai cependant qu'il n'est pas possible théoriquement de négliger la perversion dans les recherches sur les fondements du concept de jouissance. Je crois avoir évoqué cela précisément la dernière fois, et d'abord à propos de la voix. L'exemple de l'injonction sadienne dans La Philosophie dans le boudoir s'impose comme une référence de Lacan, et il m'avait semblé à ce propos pouvoir mettre en parallèle psychose et perversion pour ce qu'il en était de la position du sujet. Pour le psychotique, l'objet a parle dans le réel et, telle que Lacan construit la structure de la perversion, c'est le contraire pour le pervers qui, lui, s'identifie à la position de cet objet, par quoi il se fait pur instrument du supplice, rejetant la subjectivité dans l'Autre et le tenaillant pour faire surgir la division du sujet la plus pure possible. C'est ainsi que Lacan interprète la résistance peu commune des victimes sadiennes aux tourments qui leur sont faits. Il m'est arrivé de lire - c'était à Vincennes – tel passage de Sade où l'on voit une malheureuse qui, après avoir été affamée pendant des jours, se trouve encore en excellente santé, et être, en plus, conduite sur une sorte de patinoire où elle glisse et se casse successivement les membres devant le groupe de ses tourmenteurs. Elle continue cependant vaillamment son itinéraire pour finir coupée en tranches. On sent évidemment qu'il y a là un infini qui est obtenu. Il y a une position massive du tourmenteur, une massivité par rapport à ses victimes dont il va chercher à blesser jusqu'au fond la pudeur et la chair. C'est d'ailleurs comme ça qu'un surréaliste célèbre a représenté Sade, à savoir avec un visage et une muraille.

Il me semble donc que l'on peut faire là une clinique contrastée. C'est un thème qui m'intéresse. Après la conférence qu'avait donnée Guy Clastres à la Section clinique, j'avais essayé de faire un parallèle entre le déclenchement de la grande obsession de l'homme aux rats et le déclenchement d'un délire psychotique. C'est une voie à explorer dans la suite de notre parcours de l'enseignement de Lacan et de sa clinique, à savoir la voie d'une clinique comparative, et non seulement au niveau du symptôme mais aussi au niveau structural.

Je compte m'y retrouver un peu mieux dans la perversion au fur et à mesure que nous avancerons dans le concept de jouissance, puisque c'est à ça, effectivement, que nous conduit l'abord de la jouissance à partir de la pulsion.

Le concept de jouissance est bien ce qui vient à la place du concept de pulsion chez Freud. Il vient à la même place mais il ne l'annule pas. C'est un concept rendu nécessaire pour les mêmes raisons qui ont poussé Freud à inventer le concept de pulsion, qui lui-même apparaît à l'occasion comme mythe et que Lacan a rendu plus clinique avec le terme de jouissance. C'est ce qui est frappant: le concept de pulsion chez Freud apparaît comme un concept nécessité par la théorie, c'est-à-dire comme pas observable. C'est le concept qui accouche du concept de pulsion de mort qui, lui, a toujours été un os pour la lecture prélacanienne de Freud, puisque, à partir du moment où l'on considérait la pulsion comme un instinct, la pulsion de mort apparaissait comme une contradiction dans les termes. C'est toujours une partie de l'enseignement de Freud que ses élèves ont eu tendance à mettre de côté. Ils l'ont même faite tomber. Le concept de pulsion apparaît comme une construction théorique dont il est difficile de trouver le corrélat dans l'expérience, le corrélat phénoménal. Ce que Lacan a réussi avec le concept de jouissance, c'est de permettre de repérer toute cette dimension phénoménale dans l'expérience, avec évidemment beaucoup de malentendus dûs à la facilité première de l'emploi de ce concept. S'il était difficile de parler d'une clinique de la pulsion, il est possible, à partir de Lacan, de parler d'une clinique de la jouissance. Il y a eu un gain historique dans ce déplacement.

A partir de là, on peut dire – je crois que je l'avais évoqué quand j'avais parlé de la bascule de l'enseignement de Lacan autour du Séminaire XI – que la jouissance est ce qui satisfait la pulsion. On peut s'imaginer qu'il y a une pulsion sexuelle qui se satisfait dans l'acte sexuel, dans la jouissance sexuelle. La difficulté vient lorsqu'on s'aperçoit que Freud admet que la pulsion peut se satisfaire complètement hors de son but sexuel. C'est ça qui fait tout le prix du concept freudien de sublimation. Si la sublimation comporte que la pulsion peut se satisfaire en déviant de son but sexuel, et si on dit que la jouissance est ce qui satisfait la pulsion, ça oblige évidemment à une définition beaucoup plus raffinée de la jouissance, beaucoup plus raffinée que celle qui consiste à penser que la jouissance est foncièrement jouissance sexuelle. On est bien obligé de rendre compte de la jouissance comme jouissance dans la sublimation, puisque, encore une fois, la pulsion peut chez Freud être parfaitement satisfaite dans la sublimation, c'est-à-dire sans refoulement.

Je dirai même que la théorie de la sublimation chez Freud est le point par lequel on peut le mieux approcher le "Il n'y a pas de rapport sexuel" que formule Lacan. Là où il y a rapport sexuel, la sublimation n'est même pas concevable. C'est ce qui fait que la sublimation est humaine, qu'elle fait la grandeur de l'espèce humaine. C'est même ce qui oblige à dire que la jouissance tient au signifiant - la jouissance dans la sublimation. On peut évidemment le nier. On peut douter de la sublimation au sens de Freud. C'est d'ailleurs la pente du névrosé de douter ainsi de la sublimation. C'est par là que Lacan définit le névrosé. Il le dit incapable de sublimation.

X. – Comment nommez-vous alors la jouissance dans la sublimation?

J.-A. MILLER: – Dites-en tout de même un peu plus.

- Vous avez approché le concept de jouissance par rapport au signifiant, ce qui me conduit à me demander s'il ne s'agit pas de la jouissance de l'Autre. Si je me rappelle bien, dans "Subversion du sujet et dialectique du désir", Lacan définit la pulsion comme le lieu de l'Autre. Est-il alors fondé de dire qu'il s'agit de la jouissance de l'Autre dans la sublimation?

J.-A. MILLER: – Ca me donne envie de dire tout de suite oui. Il y a un premier niveau où nous disons la jouissance, et tout le monde croit comprendre. C'est là l'avantage de ce concept par rapport à la pulsion. En tout cas, ça dit quelque chose. Après ce niveau, commencent à se différencier les jouissances. Il n'y a pas une théorie de la jouissance chez Lacan mais une théorie des jouissances. Si vous prenez les Écrits, vous voyez que ce n'est pas du tout un terme de premier abord. Je n'ose pas regarder l'index que j'ai fait il y a quinze ans, mais je crois bien que je n'ai pas mis ce concept parmi les concepts majeurs des Écrits. Je ne peux même pas maintenant me le reprocher, puisque ce n'est effectivement pas un concept majeur de cet ouvrage. C'est un concept qui dans ce corpus se montre ici et là, mais qui est très peu articulé avec le reste, qui est très peu thématisé. C'est au point que Lacan, en 1967, c'est-à-dire un an après la sortie des Ecrits, avait pu formuler qu'il était temps pour lui d'introduire ce concept de jouissance. Il considérait donc qu'il ne l'avait pas encore à proprement parler construit, qu'il ne l'avait pas encore établi d'une façon satisfaisante pour lui.

C'est seulement à partir de ce moment-là, au delà des Ecrits, qu'il a commencé à différencier les jouissances. Il a différencié la jouissance sexuelle, celle qui est forclose dans la sublimation. Je dis forclose puisqu'il n'y a pas de refoulement. Il y a deux termes en psychanalyse pour dire que quelque chose est placé à l'extérieur. Il y a le refoulement, qui comporte que cela revient masqué. Et il y a la forclusion, qui comporte que cela revient dans le réel. Pour le refoulement, ça revient masqué dans le symbolique. Pour la forclusion, ça revient à visage découvert dans le réel. Ce n'est pas la même chose de faire rentrer dans sa rumination mentale qu'on est une truie, de se le reprocher, et d'entendre le voisin qui vous le dit dans le réel. Dans le premier cas, ça donne la culpabilité. Être une truie n'est pas au niveau des idéaux principaux de la personne humaine. On peut l'assumer vaillamment, mais enfin... Dans l'autre cas, ça donne à l'occasion la plainte au commissaire, à savoir que c'est l'Autre qui est coupable.

Il y a donc d'abord la jouissance sexuelle en tant qu'elle est forclose dans la sublimation – reste à montrer comment elle revient effectivement dans le réel. Puis il y a la jouissance phallique, la jouissance de l'organe. Puis il y a encore la jouissance de l'Autre, celle que vous évoquez. Et il y a enfin la jouissance propre à l'objet a, que Lacan a qualifiée de plus-de-jouir. C'est encore une autre qualification de la jouissance et c'est celle-là que Lacan a proprement abordée à partir de la pulsion.

Ce sont là des jouissances foncièrement différentes conceptuellement. La jouissance sexuelle est celle qui est attachée à la réalisation du but sexuel, c'est-à-dire à la réalisation sexuelle avec l'autre sexe. La jouissance phallique, elle, tient à l'organe sur lequel elle est prélevée. La jouissance dite plus-de- jouir est d'une structure tout à fait différente. C'est la jouissance que Freud a approchée à partir de la pulsion, c'est-à-dire à partir de l'objet oral et de l'objet anal, à quoi Lacan a rajouté le regard et la voix. C'est une jouissance qui répond à une structure de bord, et qui n'est pas du tout la même structure que celle de la jouissance qui répond au phallus.

Reste alors, effectivement, l'énigmatique jouissance de l'Autre qui a autrement rapport au signifiant. Elle peut même être à l'occasion confondue avec la jouissance du signifiant. Elle comporte, dans une certaine dimension, une version extatique. Elle comporte que l'Autre jouit. Ca peut même être décisif pour la jouissance du sujet: il faut que sa jouissance comporte que l'Autre jouisse. C'est là l'exemple de Schreber. La jouissance qui l'envahit suppose que l'Autre jouisse de lui. L'Autre, c'est aussi bien le lieu du signifiant, et donc, dès lors que nous disons jouissance de l'Autre, nous pouvons y faire entrer la jouissance présente dans la sublimation, puisque c'est une jouissance spécialement attachée au signifiant.

Je serai donc, en un premier temps, tout à fait d'accord avec cette localisation comme jouissance de l'Autre que comporte la sublimation. Il resterait à construire ça, mais disons que dans le petit tableau que j'ai improvisé, c'est là qu'elle trouverait sa place.

– Vous dites: en un premier temps, j'attends le second.

J.-A. MILLER: – Le second temps, c'est que toute cette théorie des jouissances, j'attends de la présenter ici. Disons que c'est fondamentalement comme cela que l'on peut accorder la jouissance dans la sublimation. Il faut évidemment distinguer la sublimation et l'idéalisation. C'est bien ça que nous voulons faire, puisque nous voulons retrouver la jouissance qui est en cause dans la sublimation. Lacan dit des choses très prenantes sur la sublimation et sur ce que comporte à cet égard toute création. Il dit que toute création ou toute sublimation implique une identification avec la position féminine, ce qui veut dire que le type de jouissance que permet la sublimation comporte une castration réelle, et que c'est une jouissance qui n'est pas la jouissance phallique. La jouissance phallique fait obstacle à ce que comporte la sublimation. C'est justement le vissage du névrosé quant à la jouissance phallique qui le rend précisément incapable de sublimer.

Il faudrait évidemment faire là une place spéciale à l'hystérique. L'hystérique est tout à fait vissée à la jouissance phallique, mais elle y ajoute le fait de savoir spécialement que le phallus est un semblant. Il y a par là toute une apparence de capacité sublimatoire propre à l'hystérique. Il y a chez elle une valorisation tout à fait spéciale de l'objet d'art, hors même toute compétence culturelle, - une valorisation de l'art en général, de l'esthétique, qui donne toutes les apparences d'une facilité à la sublimation. C'est vraiment une apparence, car c'est plutôt pris dans la même série que le savoir et que l'attachement au phallus comme semblant.

Pourquoi est-ce que Lacan formule que le névrosé est spécialement incapable de sublimation? C'est parce qu'il est vissé à la jouissance phallique. Ce que comporte au contraire la sublimation est un abandon de ce côté-là. Lacan en donne un très bon exemple à la fin de son texte Télévision, quand il dit que Boileau en savait long sur ce que comportait l'exercice de la langue: "A preuve, l'histoire que Boileau laissait courir sur lui-même." Quelle est cette histoire que Boileau, prince des poètes, juge des poètes, laissait courir sur lui- même? C'est ce que j'ai mis en marge du texte pour éclairer ceux qui négligent la biographie de Boileau, et il y en a beaucoup. Quelle est donc cette histoire? Eh bien, on disait de Boileau qu'un jars lui avait croqué un testicule. C'est à ça que fait allusion Lacan. C'est évidemment une façon grossière de témoigner que la sublimation comporte le renoncement à la jouissance phallique. La sublimation au sens de Lacan comporte l'adoption d'une position féminine qui est dans cet exemple incarnée d'une façon un peu grossière, cette grossièreté étant quand même relevée par le fait que c'est une ambiance, une aura de castration réelle dans le cas de Boileau.

Le créateur, selon Lacan, est donc une femme, est donc toujours une femme, et cela justement parce qu'il ne prend pas le support de ce qui existe mais qu'il fait quelque chose avec ce qui n'existe pas. Avant de déclarer qu'il n'y a pas d'acte sexuel, Lacan s'est approché de la phénoménologie de l'acte sexuel. C'est un sujet scabreux, en tout cas du point de vue analytique. C'est un sujet scabreux que de décrire les gens au lit. C'est plus facile pour l'existentialiste. Sartre, dans L'Etre et le néant, essaye de décrire la naissance du désir sexuel, de la caresse, etc. C'est évidemment un peu croquignolesque. J'avais lu naguère en public ce passage à l'université de Vincennes et ça avait fait rire tout le monde. Il y a en effet une certaine pauvreté dans cet effort de Sartre. Lacan, lui, a touché très peu à ça et de très loin. Il n'en a même jamais rien écrit. Mais ce que comporte à son sens la relation sexuelle pour la femme, c'est qu'elle y met ce qu'elle n'a pas. Vous voyez que c'est une phénoménologie tout à fait à distance. Elle y met ce qu'elle n'a pas et, au sens propre, elle le crée. Ce qu'elle met en jeu, c'est son manque, et c'est de là que vient toute création. C'est ce qui conduisait Lacan à en déduire que si la sublimation peut faire croire à la création, c'est en définitive par identification à cette position féminine-là, cette position qui est d'accepter le manque, de le prendre comme départ et d'arriver à le reproduire pour infiniment le répéter. Cela se voit même dans la place privilégiée de la femme comme objet dans la sublimation, dans cette fonction dite de muse dans l'activité de création. Il y a une extraordinaire prévalence du corps féminin dans l'art. Partout où il y a création, il faut chercher quel rapport s'établit avec la position féminine. Ca peut aller jusqu'à prendre cette position comme idéal du moi. On parle de la bêtise d'être une muse. C'est une bêtise mais ça tente comme carrière beaucoup de dames. C'est une façon, facile évidemment, de saisir la prévalence de la position féminine dans la sublimation. L'identification à l'homme n'est pas propice à cette dérive signifiante, à cette métonymie que comporte la sublimation.

J'ai envie de lire le journal de Delacroix qu'on a fait ressortir récemment. Ca fait longtemps que j'ai envie de le lire. Je ne l'ai pas encore lu, mais je serais prêt à parier qu'on pourrait le cadrer sur ce que ça vérifie ou infirme de cet abord. Ca serait un test. Je ne suis pas sûr d'avoir le temps de lire le journal de Delacroix avant la semaine prochaine, mais ça pourrait tenter quelqu'un de cette assistance.

Vous vouliez reprendre la parole?

– Si la sublimation se conçoit à partir du manque et à travers le manque, on peut alors se poser la question du statut de la perte dans cette histoire, du statut de l'objet qui tombe. Comment cet objet se pose-t-il? Une analyse a pour fonction - disons la chose comme ça – d'opérer la chute de l'objet d'une demande.

J.-A. MILLER: – C'est bien sûr ce qui conduit à dire que la fin d'une analyse c'est la sublimation: le névrosé, à la fin, accepte la sublimation. C'est même ce que comporte la chute ou l'effacement du sujet supposé savoir. La création suppose précisément les distances prises avec le sujet supposé savoir. C'est dans un écart avec le sujet supposé savoir que la création est concevable. Toute création est corrélative d'un écart, d'un effacement du sujet supposé savoir. Lacan rappelait la valeur de la création ex nihilo dans le christianisme. La vision judéo-chrétienne du monde ne comporte pas le chaos préalable, elle comporte qu'il n'y a rien et puis quelque chose. C'est un modèle de création ex nihilo. Cette absence de préalable, c'est la même chose que l'absence du sujet supposé savoir. Toute création comme telle est corrélative de l'effacement du sujet supposé savoir. L'erreur propre du névrosé, dit Lacan, c'est de croire que la seule jouissance qui vaille est la jouissance du sujet supposé savoir, c'est-à- dire de croire que le sujet supposé savoir jouit de son savoir. Cette jouissance est tout à fait contradictoire avec la sublimation. La sublimation, elle, comporte exactement le contraire. Le terme de création est évidemment lui- même un terme très illusoire. Il faudrait à l'occasion le critiquer. Je l'emploie parce que c'est le terme que Lacan emploie lui-même à propos de la sublimation.

X. – Quand on parle de création, on parle d'art, et il y a deux axes. D'une part la dimension idéal du moi où il y aurait du sujet supposé savoir qui fonctionnerait. D'autre part la dimension qui a été la préoccupation de l'art moderne, à savoir la recherche par l'artiste d'atteindre justement un sujet qui serait un sujet de la jouissance. Evidemment, ça fait butée: il n'y arrive pas.

J.-A. MILLER: – Quand vous dites art moderne, vous...

– Quand je dis art moderne, je ne parle pas au sens de l'histoire de l'art, je parle, disons, de l'art contemporain, de la fin du XVIIIe siècle à nos jours, de David à Pollock. David peint le pied du vieil Horace et il le recommence sans cesse, il veut à chaque fois atteindre un idéal. On est bien là dans l'idéal du moi. En ce qui concerne Pollock, il y a une tentative d'arriver à quelque chose qui fait butée, puisqu'il ne finit que par se répéter et arrête alors de peindre ou retourne en arrière - et puis il meurt. Il y a donc là un mouvement qui va d'un idéal du moi, d'une idéologie et d'une esthétique, à ce qui serait pour l'artiste une régression entre guillemets, et qui irait de cet idéal du moi esthétique jusqu'à ce qui serait peut-être le trait unaire, c'est-à-dire le fondement de l'idéal du moi.

Ca me fait penser à la psychose, à l'art du psychotique. Ca me donne envie d'aller voir d'un peu plus près la relation entre la métaphore et l'hallucination. On aurait alors le sujet du signifiant et le sujet de la jouissance. Dans la manifestation de la psychose, dans la jaculation, c'est bien un signifiant qui vient se placer là où il ne peut pas y en avoir. L'artiste psychotique, c'est très souvent l'artiste médiumnique, c'est-à-dire qu'il a une touche qui lui vient de ses voix. Il faudrait alors voir l'articulation de cela avec ce qu'est le trait unaire chez chacun.

J.-A. MILLER: – La qualification d'artiste psychotique est pour Lacan discutable.

- Quand je dis artiste psychotique, je pense à Joyce, par exemple. Lacan pense que Joyce serait psychotique. Pour nous, c'est un créateur, un artiste.

J.-A. MILLER: – Non, ça n'a pas de sens de dire qu'il est psychotique en tant qu'artiste. Dans la dimension où il est artiste...

– il n'est plus psychotique?

J.-A. MILLER: – Ou alors on peut penser que l'artiste est une catégorie clinique en tant que telle. C'est tout à fait pensable, encore qu'il n'est pas démontrable qu'elle soit unitaire.

– J'ai l'impression qu'il y a sur le plan conceptuel quelque chose au niveau de la sublimation qui demande peut-être à être déplacé.

J.-A. MILLER: – Ce que je trouve très éclairant dans ce que vous avez dit, c'est que la fonction du savoir pour l'artiste a évidemment connu une mutation majeure. Pendant une longue période de l'histoire de l'art en Occident, il y a référence à un savoir: le savoir des canons de la beauté, le savoir qu'il s'agit d'illustrer, et d'illustrer d'une façon relativement codée. La Renaissance est faite essentiellement de ça, d'une référence à un renouvellement des sources du savoir. C'est assez éclairant de dire de David à Pollock, puisque c'est le statut de l'acte qui remplace ce savoir dans les dernières jaculations de l'art. C'est vraiment l'acte qui vient à la place de la référence au savoir. Il faut évidemment considérer comment Pollock faisait ses toiles. Il est quand même difficile de s'imaginer qu'il obéissait à des canons extrêmement précis. Mais il suffit de comparer la position subjective de David avec la position subjective de Pollock: ça rend immédiatement lisible ce qu'est l'acte s'installant à la place du savoir.

Ce qui, en plus, serait amusant de considérer, c'est ce qui est sorti de Pollock, c'est-à-dire ces séries de formes d'art qui se succèdent très rapidement et qui ne font plus référence au savoir normé, mais qui inventent de façon extrêmement rapide des normes réduites. Il y a eu, aux Etats-Unis, une succession extrêmement rapide de formules d'art qui sont un savoir venant accompagner cette production d'actes. Ce qui est très drôle, c'est la philosophie que ça a produit. Ils essayaient de mimer le réel, de le mimer même comme insensé, et la conséquence de cette réduction a été une extraordinaire efflorescence de signifiés, c'est-à-dire toute une philosophie de l'art. Il y a un livre que j'aime beaucoup et qui a très bien parlé de ça sur un mode désopilant. C'est un livre d'un journaliste américain qui s'appelle Tom Wolf. C'est un petit essai dont le titre est The Painted Word et qui se moque de cette boursouflure de signifiés qu'a engendrée la minimalisation de l'art comme postérité de Pollock. C'est un livre qui n'a pas été traduit en français, mais il accompagnerait évidemment très bien la présente rétrospective Pollock à Paris.

Bon. La perversion, la jouissance, l'art, et après?

X. – C'est une question qui reflète un petit peu nos hésitations en cartel autour du premier type d'identification isolé par Freud et repris par Lacan comme cette identification au père tout amour, au père mythique, à laquelle Lacan a donné un statut de réel et qu'il a définie comme identification par incorporation à la voix dont il fait la racine de la métaphore paternelle. Il y a difficulté d'articuler cette identification-là. Puisqu'il dit que c'est la racine de la métaphore paternelle, ce serait au fond le support buccal du signifiant. Est-ce qu'on pourrait penser que la voix surgit sous forme d'hallucination parce que cette identification ne s'est pas faite dans la psychose? Je crois que je ne suis pas très clair...

J.-A. MILLER: – Vous partez d'une citation de Lacan où il dit que le père...

- Il parle de l'incorporation au père, mais il dit que cette incorporation est une voix. C'est une voix qui s'incorpore. Il avait d'ailleurs parlé du shofar dans cet axe-là. Je ne sais pas si vous pourriez dire quelque chose concernant l'articulation de l'identification et de la voix telle que vous en avez dessiné le statut, en particulier dans la psychose.

J.-A. MILLER: – Il y a quelque chose qui est tout de même classique dans ce que dit Lacan à ce propos, c'est-à-dire de rappeler ce que Freud met en note dans Le Moi et le ça, à savoir que le surmoi est fait d'un concentré de résidus auditifs. C'est à fleur d'expérience clinique. Contrairement à ce qu'on pourrait s'imaginer et ce que pourrait faire croire l'abandon ou la négligence de ce concept de surmoi, c'est quelque chose qui est absolument constant dans l'expérience analytique: repérer aisément ces fragments d'énoncés que le sujet lui-même identifie comme tels, comme des fragments d'injonctions, de paroles, dont il ne sait pourquoi il traîne le poids depuis le début de son existence, et par rapport à quoi il a le sentiment que son destin s'est joué. Ca peut aller du tu es quelque chose formulé par un parent, un proche, un petit copain, une voix quelconque, ou d'un énoncé qui ne lui était pas adressé mais qui l'a marqué, jusqu'aux injonctions parentales et familiales traditionnelles. Il y a des versions grossières du surmoi mais il y en a aussi de plus délicates, par exemple ces fragments d'énoncés où, il ne sait pourquoi, s'est décidé pour le sujet quelque chose. Le sujet n'aperçoit pas les raisons du souvenir de cet énoncé. Tout cela peut être mis au compte du surmoi.

Votre référence à Lacan, qui doit être dans le Séminaire de L'Angoisse, c'est de façon très matérielle une incorporation. Prenez le regard, le regard qui, à l'occasion, transperce. On n'a pas pour les autres objets cette forme proprement spécifique du rapport d'audition. Il y a même, autour de la Bible, un ensemble métaphorique concernant la voix comme quelque chose qui se laisse ingérer, qui a du goût, qui se mêle ensuite au corps lui-même. Nous sommes là à un niveau très phénoménal, et si on essaye de sortir du mythe du premier type d'identification par incorporation, ce qui se pose en premier, c'est effectivement l'incorporation de la voix.

Mais c'est là que la question peut s'ouvrir, à savoir: Quel est le père qui s'ensuit? Est-ce que c'est le père normalisateur, le père du Nom-du-Père, le père pacifiant, celui qui dans la théorie de Lacan et de Freud normalise le désir? Ou est-ce que c'est le père obscène et féroce, le père et le grand-père obscènes et féroces qui sont la figure imaginaire du surmoi? La voie qu'on a suivie cette année à propos de la clinique du surmoi, fait plutôt poser que c'est le second. Nous avons cette année construit l'antinomie du surmoi et du Nom-du-Père. On peut aussi poser le Nom-du-Père comme une sorte de résidu aminci du surmoi, avec le même rapport entre surmoi et Nom-du-Père que celui que l'on peut établir entre moi idéal et idéal du moi. On admet que l'idéal du moi et le moi idéal sont des formations foncièrement différentes, puisque l'une est imaginaire, le moi idéal, et l'autre est symbolique, l'idéal du moi. On peut prendre ce rapport comme référence pour différencier le surmoi, qui est, disons, un bric-à-brac d'énoncés et qui incarne ce que Lacan appelle le bain du langage. Quand on essaye d'opposer la psychanalyse à ce que serait l'analyse de l'environnement du sujet, dont une des formes est la thérapie familiale, il ne faut pas oublier que, pour Lacan, ce qu'on appelle le milieu ou l'environnement humain, c'est le langage, et que le langage est dehors et préalable. Le surmoi est le concept freudien qui répond à ça. On peut donc, par rapport à ce surmoi bric-à-brac d'énoncés, articuler le Nom-du-Père comme la significantisation unique de ce bric-à-brac. Le surmoi et le Nom-du-Père s'opposent, l'un comme complexité, ou plutôt – c'est le mot qui convient – comme grand foutoir, et l'autre comme simplicité minimale signifiante.

Est-ce que Lacan maintient ensuite que c'est cela le père ingéré? La voix du père ingéré serait le fondement du Nom-du-Père... Je ne pense pas que l'on puisse prendre ça comme repère. Il faut constater que ce n'est pas quelque chose que Lacan a repris après. Le Nom-du-Père dans la métaphore paternelle n'a pas d'origine. On ne peut le faire fonctionner de façon efficace que si l'on proscrit toute question sur son origine, même si on peut, si l'on veut, s'amuser à en faire des genèses, des genèses du Nom-du-Père. Le Nom-du-Père est tout à fait différent du surmoi. Le surmoi comporte toujours une référence à d'où il vient, tandis que le Nom-du-Père proscrit toute question sur son origine.

X. – Je m'interroge sur le bien-fondé de l'application de ce schéma, ou de cette structure, que vous nous avez décrit à propos de l'exemple du Je viens de chez le charcutier, sous la dénomination de distribution et d'attribution subjectives. Cette application, nous l'avons faite, Pierre Naveau et moi-même, dans le cadre d'une présentation de malades, et nous avons bien déterminé la part de l'hallucination verbale et ce qui de cette hallucination verbale venait comme la reprise à son compte de l'acte du sujet.

J.-A. MILLER: – C'est-à-dire que vous avez repéré chez un malade ce partage de la chaîne signifiante entre ce que le sujet admet comme étant de lui et ce qu'il réfère à l'Autre.

– Voilà, c'est ça. S'agissant de l'hallucination verbale, il ne s'agissait pas d'un jugement mais d'une sorte d'injonction à être bisexuel, à appeler un chef de service Monsieur Lorette au lieu de l'appeler Monsieur Loret, donc à être une femme. Le patient connaissait ce nom mais il avait reçu l'injonction de l'appeler Lorette, de même qu'il avait reçu l'injonction à être bisexuel. Nous avons alors traduit que l'injonction était Sois une femme! et non pas Sois un homosexuel! Nous cherchions ce qui pouvait correspondre au Je viens de chez le charcutier, et nous l'avons situé au moment où il y a eu dans son travail un dérèglement. Disons qu'à partir de ce moment-là, il y a eu passage à la psychose. Il nous disait: J'ai commencé à faire des erreurs. Nous nous sommes simplement interrogés sur le bien-fondé de cette application. Il ne s'agissait pas d'injure mais...

J.-A. MILLER: – J'ai commencé à faire des erreurs et Sois une femme!

– Oui, quelque chose comme ça.

J.-A. MILLER: – C'est une présentation de malades qui a été faite dans le cadre de la Section clinique?

– Oui, avec Jean-Jacques Gorog.

J.-A. MILLER: – Il y a évidemment une question sur l'usage des exemples de Lacan. Lacan nous propose une théorie générale de l'hallucination, mais elle est relativement peu développée par rapport à l'exemple typique qu'il prend avec cette analyse. C'est conforme à son idée que ce n'est pas par des généralités que l'on peut procéder dans la psychanalyse mais essentiellement en travaillant le particulier. On ne progresse pas du tout en effaçant la particularité dans le but d'universaliser, mais en accentuant au contraire ce particulier. Ca fait que la voie que Lacan proposait dans l'élaboration clinique, c'est la voie du paradigme: arriver à faire avec du particulier un exemple, un exemple qu'il ne s'agit pas de décalquer chaque fois que l'on rencontre un événement, mais qui invite à travailler cet événement de la même façon, c'est- à-dire en en accentuant le particulier. Si l'exemple de votre patient ne conduisait qu'à reproduire le schéma de Lacan, ça ne serait pas intéressant. Les difficultés que vous avez à l'appliquer montrent qu'il vaudrait peut-être mieux faire valoir autre chose à partir de la situation spéciale de ce patient. Il n'y a aucune chance que ça se reproduise d'une façon semblable, que ça se décalque sur un autre cas. Par contre, à partir du moment où l'on peut graphiciser et mathémiser, on a alors des repères. Le paradigme et le mathème sont les deux mamelles de la clinique lacanienne.

Est-ce qu'il y a d'autres questions?

X. – Y a-t-il une articulation possible entre le regard et la voix dans le rapport à la jouissance, et qui tournerait autour du représentant de la représentation de Freud? En effet, chaque fois qu'on en parle, on parle soit de la voix, soit du regard, mais est-ce qu'il est possible de concevoir qu'il existe une articulation entre les deux dans le rapport à la jouissance? Est-ce qu'il est possible de concevoir le regard et la voix comme non désolidarisés?

J.-A. MILLER: – Dites à quoi vous pensez.

– Je suis confronté à cette difficulté-là. Le regard, Lacan en a parlé d'une façon très spécifique, et il est tout le temps question de la voix dans son enseignement.

J.-A. MILLER: – Vous trouvez qu'il est tout le temps question de la voix?

– L'élaboration très spécifique qu'il fait de la voix est effectivement très limitée, mais je me risquerai à faire un trait d'humour en disant que le grand départ silencieux de Lacan nous met sur la voie(x) d'une certaine façon. La Rencontre internationale nous l'a bien montré. La réflexion que vous avez développée sur la voix fait résonance avec la difficulté devant laquelle je me trouve. Est-on contraint de travailler de manière dichotomique avec le regard et la voix? Intuitivement, il me semble que cette réflexion porterait sur le représentant de la représentation de Freud qui est un concept assez énigmatique pour moi.

J.-A. MILLER: – Il faut quand même distinguer le Vorstellungs- repräsentanz de Freud et la problématique de l'objet. Qu'est-ce que Freud a essayé de dire en parlant du représentant de la représentation? En français, nous avons le même mot, tandis qu'en allemand nous en avons deux: Vorstellung pour la représentation et Repräsentanz pour le représentant. Ca fait valoir le caractère imaginaire de la Vorstellung, de la représentation, par opposition au caractère symbolique du Repräsentanz. Lacan remarque que l'on dit le représentant diplomatique, le représentant de la France, et qu'on n'a jamais pensé que le représentant de la France devait ressembler à la France, même si c'est souvent une folie particulière des diplomates de penser qu'ils doivent représenter les qualités de la population française telles qu'ils se les imaginent: la douceur, le tact, l'élégance, etc. Ca, c'est la fantasmagorie, la Vorstellung française, qui d'ailleurs arrive à prendre avec les étrangers. Donc, le Repräsentanz a un peu tendance à s'identifier à la Vorstellung, mais, au sens propre, le représentant est symbolique et la représentation est imaginaire. Quand c'est le représentant de la représentation qui est refoulé, ça veut dire, selon Lacan, que ce sont les signifiants qui sont refoulés, pas les images. Il y a même ce concept ambigu d'imago que Lacan a lui-même utilisé avant de faire la différence entre l'imaginaire et le symbolique. On ne peut pas dire que ce sont les images qui sont refoulées. On ne peut pas même se le représenter. Il faut déjà que ce soit des images formalisées, typiques. On n'a jamais supposé que ce sont les images comme telles qui sont refoulées. Il y a tout à fait un écart entre Repräsentanz et Vorstellung. Il y a des gens qui vous parlent de leurs parents en tant que représentants, qui vous parlent de leur père en tant que Repräsentanz – père horrible, insupportable, etc. – mais ça n'empêche pas qu'ils soient plutôt en bons termes avec leur père comme Vorstellung dans la vie courante. La mère peut être dite horrible en tant que Repräsentanz, alors qu'en tant que Vorstellung dans la vie courante, elle se trouve avoir les meilleurs rapports avec son rejeton. J'essaye de vous faire approcher cet écart entre Vorstellung et Repräsentanz.

Au sens de Lacan, ce sont les signifiants qui sont refoulés. La question du Vorstellungsrepräsentanz est donc une question tout à fait distincte de celle de l'objet. L'objet a au sens de Lacan n'est pas refoulé. Il n'est jamais question de refoulement du côté de l'objet. C'est là qu'on est bien forcé de différencier le registre du désir et de la jouissance. Le désir est du côté du signifiant, et il est toujours question, là, de refoulement, de désir qui peut trouver sa vérité ou non. Quand il s'agit de l'objet – et c'est pour cela qu'il y a une clinique de ce côté-là – il n'est pas question de refoulement. Lacan a parlé de l'objet a pendant des années et il n'a jamais été question de refoulement de l'objet a. Logiquement, ce n'est pas concevable. Il y a, bien sûr, une clinique du signifiant, mais je n'accepterai à proprement parler le terme de clinique que pour tout ce qui est sur le versant phénoménal, sur le versant de l'objet. Ca ne veut pas dire que l'objet a est phénoménal, ça veut dire que c'est une dimension où il n'est pas question de refoulement. Je dirai même que le surmoi n'est pas intéressant si on le traite comme une instance refoulée. Il est intéressant comme instance clinique phénoménale. On peut, bien sûr, reconstituer une énonciation par rapport à l'énoncé surmoïque, mais je ne confondrai pas les deux parties de votre question.

Pour l'articulation du regard et de la voix, il faudrait d'abord se demander si les objets s'articulent. Comment s'articulent l'objet oral et l'objet anal? La seule articulation que propose Freud, c'est une articulation chronologique, c'est-à- dire les stades. La seule façon que Freud ait trouvée d'articuler les objets, c'est de les stratifier. Les stratifier, on le peut toujours. Si l'un d'entre vous veut se livrer à l'observation des enfants, il peut encore se tailler une certaine réputation en distinguant le stade du regard et le stade de la voix. Il peut aussi donner des âges à ces stades. On pourrait même considérer le stade de la voix comme antérieur au stade oral. C'est d'ailleurs ce que les psychanalystes ont essayé de faire: expliquer que le fœtus a un rapport avec la voix maternelle. Il y a un effort pour situer le stade primaire de la voix. C'est même la première incorporation, tandis que le stade du miroir est vraiment le dessus du panier.

X. – Lacan, sur le Graphe, a placé les différents objets et il les a corrélés deux à deux. Au stade I, il a placé l'objet oral qu'il a corrélé au stade V, à l'objet voix, qui est à la fois le premier et le dernier. Puis il a placé l'objet regard et l'objet anal sur la ligne de l'énonciation...

J.-A. MILLER: – Il a fait beaucoup d'articulations, puisqu'il a distingué les uns comme se référant essentiellement à la demande, et les autres comme se référant essentiellement au désir - les uns venant de l'Autre, les autres allant à l'Autre. Je pourrais rappeler ici cette grille des objets, mais il faut constater que Lacan ne l'a faite qu'une fois et qu'il ne l'a pas maniée. On ne peut pas dire qu'on en retrouve les linéaments ensuite. En dehors de cette articulation, chronologique chez Freud et graphique chez Lacan, quelle autre articulation est-elle possible? Ce ne sont que les signifiants qui s'articulent. Maintenant, il n'est pas exclu que vous puissiez amener telle donnée clinique où l'on verrait jouer d'une façon spéciale le regard et la voix. Mais ce n'est pas intéressant d'en parler abstraitement. Ce qui serait intéressant, ce serait d'amener là des données cliniques.

FRANCOIS LEGUIL: – Je voudrais vous demander une précision, mais c'est que j'ai sans doute mal compris et que je vais donc outrer ce que vous venez de dire. Vous invitez à considérer qu'il y a une clinique sur le versant phénoménal, c'est-à-dire sur le versant de l'objet, et je vous suis tout à fait. Mais j'ai cru entendre que vous disiez qu'il n'y avait pas de véritable dimension clinique dans la dimension du refoulement. J'ai dû mal entendre... Est-ce que l'on peut soutenir cela, dans la mesure où Lacan nous a appris que le refoulement est le retour du refoulé qui, lui, est quand même tout à fait clinique?

J.-A. MILLER: – C'est vrai. Seulement, si on veut renouveler un peu la portée du terme de clinique, je pense qu'il ne faudrait pas appeler clinique tout ce qui est sur le versant signifiant. C'est très paradoxal, mais on ne va pas confondre expérience analytique et clinique psychanalytique. Le point où il y a une chance de faire une clinique, avec ce qu'elle peut comporter de détachement de l'observateur, est beaucoup plus délicat dès lors que l'on est dans la dimension du désir, du désir de l'Autre, et de l'implication par conséquent de l'observateur dans cette dimension. C'est du registre de la clinique de l'analyste. Il me semble que si nous voulons garder à la clinique sa valeur ancienne qui implique une certaine possibilité de désimplication de l'observateur, il faut alors la laisser du côté où l'observateur n'est pas impliqué de la même façon, c'est-à-dire du côté, non du désir et du signifiant, mais du surmoi, de l'objet et de la jouissance.

F. LEGUIL: – Ca va être quand même une aventure tout à fait scabreuse. Vous-même, l'année dernière, à Sainte-Anne, dans ce que vous aviez appelé "La clinique de Jacques Lacan", aviez, toute une partie de la soirée, consacré votre argumentation à appuyer sur le fait que le symptôme est ce qui se complète, et qu'il y avait à cet égard une section tout à fait radicale avec l'Autre de la clinique.

J.-A. MILLER: – C'est le chapitre clinique du transfert. D'accord, ça existe, mais il me semble en définitive préférable de conserver, si on veut lui garder une spécificité, le terme de clinique hors de ce qui est la clinique du transfert. Je ne voudrais pas pousser le paradoxe d'une façon trop criante, et je dirai alors qu'il y a d'un côté la clinique du transfert, et de l'autre côté tout le reste qui me paraît être proprement la clinique. Il y a ce qu'on peut tout de même prélever de l'expérience analytique comme clinique hors transfert - appelons-la ainsi puisque j'ai parlé de la clinique du transfert lors de la Rencontre. Il y a, dans l'expérience analytique, des parts de clinique hors transfert. On peut me démentir.

F. LEGUIL: – Ce que vous soutenez-là ne serait-il pas de nature à changer le débat, scandaleux pour certains, sur le fait que Lacan a toujours maintenu la présentation de malades?

J.-A. MILLER: – Ecoutez, ne faites pas trop monter les enchères, parce que là j'improvise un petit peu. Vous voulez me prendre gentiment par la main pour me montrer l'énorme trou où je suis tombé. Disons que je suis parti de l'opposition que je croix exacte entre pulsion chez Freud et jouissance chez Lacan, et du statut phénoménal vraiment différent de ces deux concepts. Ca m'a conduit à insister d'abord sur ce qui est possible, hors transfert, vis-à-vis de la jouissance. D'ailleurs, la question de la perversion allait aussi dans ce sens, puisque le problème, quand on aborde la perversion, c'est de l'aborder le plus souvent à partir d'une clinique hors transfert. Il y a donc un pan de clinique hors transfert qui me paraît ne pas pouvoir être purement et simplement gommé. Je dis ça contre moi-même, puisque j'ai dit à la Rencontre que la clinique analytique était une clinique sous transfert. A y repenser, il me semble qu'il y a quand même des pans de clinique hors transfert et qu'il peut être intéressant de les isoler comme tels. C'est un débat avec moi-même, et avec vous aussi, puisque vous me faites m'apercevoir que les conséquences pourraient en être gravissimes.

Je vous remercie vraiment de ce locutoire. Je trouve que vous avez été très brillants. Pour la semaine prochaine, je recommencerai comme à l'accoutumé.


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