Жак-Ален Миллер , курс 1981-1982 гг
Скандирования в учении Лакана // Диалектика желания и фиксированность фантазма
12 сеанс, 10 марта 1982

Жак-Ален Миллер , курс 1981-1982 гг
Скандирования в учении Лакана // Диалектика желания и фиксированность фантазма
12 сеанс, 10 марта 1982
Puisqu'à la Rencontre internationale j'ai fait s'interroger le public sur trois lettres qui étaient les initiales de Clinique Sous Transfert, je vais mettre au tableau trois autres initiales: P P P. Ces trois P, que j'emprunte à Lacan, signifient: Paradoxes de la Perception de la Parole. C'est une expression que vous pouvez reconstituer à partir de la première partie du texte de Lacan consacré aux psychoses.

Ces paradoxes nous intéressent dans notre recherche sur les rapports de la jouissance et de la voix. Ces paradoxes, tels que Lacan les découpe, concernent, premièrement, la perception de la parole d'autrui et, deuxièmement, la propre parole du locuteur. Ce que Lacan appelle le paradoxe de la perception de la parole d'autrui, c'est d'abord ce que comporte en soi- même l'audition de la parole de l'autre, à savoir que c'est – je l'ai déjà évoqué – une suggestion. L'audition de la parole d'autrui constitue en elle-même une suggestion. C'est évidemment une thèse qui va loin, puisqu'elle établit le fondement de toute méprise sur le fait de parler.

Cette thèse est certainement ce qui éclaire ce que Lacan évoque de la situation analytique à la fin du Séminaire XI, et qui a donné lieu à de nombreux commentaires au Département de psychanalyse, à savoir que la psychanalyse constitue pour l'analyste - et menace toujours de constituer – une hypothèse à l'envers. En effet, dans l'expérience analytique rectifiée par Lacan – c'est moins vrai pour une pratique d'orientation kleinienne où le psychanalyste se fait entendre plus souvent qu'à son tour –, la parole d'autrui, celle qui se fait entendre avec sa puissance suggestive, est la parole de l'analysant. C'est par là que la maîtrise n'est pas forcément là où l'on pense.

Vous savez qu'il a été fort à la mode, à un moment, dans un abord qu'il faut bien dire superficiel, d'essayer de structurer la relation analytique comme une relation de pouvoir, en se fiant à cette apparence qu'on situe le pouvoir à la place de l'analyste comme exerçant une fonction de maîtrise. Il faut évidemment être plus subtil que ça. On pourrait écrire une histoire critique des doctrines psychanalytiques, en partant, au contraire, de la puissance suggestive des analysants. En effet, ce à partir de quoi on peut le plus souvent critiquer le compte rendu clinique en psychanalyse, c'est que le psychanalyste s'est trouvé dupé par l'analysant du fait de s'être laissé suggestionné. C'est ainsi que l'affolement hystérique, pour peu qu'on lui accorde une créance entière, ne demande qu'à vous persuader du statut psychotique du sujet. C'est ainsi que se laisse déchiffrer plus d'une des communications que nous avons pu entendre lors de cette Rencontre internationale. Il y a, bien entendu, une structure de pouvoir dans la relation analytique. Lacan la structure comme telle, dès lors qu'il installe le psychanalyste à la place d'agent du discours, c'est-à-dire à la place du signifiant maître. Mais la question est de savoir en tant que quoi il occupe cette place du pouvoir.

De cette suggestion, Lacan pose qu'on n'en sort qu'à considérer autrui, l'autrui qui parle, comme rien de plus qu'un porte-parole, "ou bien d'un discours qui n'est pas de lui, ou bien d'une intention qu'il tient en réserve". Ceci est assez épineux à comprendre ou, tout au moins, à situer. Il y a quelque chose de primaire dans la suggestion de la parole, et cet élément primaire est celui que l'on retrouve dans le discours du maître. Le discours du maître a un rapport non seulement d'implication, mais d'injonction entre un signifiant unaire et l'autre. C'est la suggestion signifiante comme telle.

Ce qu'il faudrait en plus relever, c'est que cette suggestion, primairement fondée au niveau signifiant, tient, quand elle est suggestion de la parole, à ce que nous pouvons peut-être maintenant appeler l'objet caché, l'objet caché dans la parole, et qui est la voix, la voix par quoi la suggestion s'opère à partir de la jouissance propre du locuteur – jouissance qui précisément ne peut jamais être que propre. A cet égard, on peut comprendre pourquoi le seul fait de poser le locuteur comme un porte-parole, fait déchoir la parole de sa puissance suggestive. S'il y a certainement des porte-paroles, dans quelle mesure y a-t-il des porte-jouissances? Il est concevable que l'on puisse désirer par délégation. C'est même cette possibilité qui paraît fondamentale dans l'hystérie. Par contre, on ne jouit pas par délégation. On peut, certes, symboliser la jouissance, mais on ne jouit pas par délégation.

Comment faut-il donc entendre ce porte-parole d'un discours qui n'est pas de lui? C'est évidemment d'abord ce qui fait déchoir tout discours qui procède seulement par la citation, puisque ce discours s'essaye à être animé d'une jouissance qui ne lui est pas propre. C'est pourquoi, à la mesure même de l'incompréhension que pouvait susciter ses Séminaires, Lacan gardait toute sa puissance suggestive sur son auditoire, ceci dans la mesure même de son authenticité qui n'était autre que celle de la jouissance qui l'animait.

Ce qui fait déchoir la puissance suggestive lorsque le locuteur est considéré comme tenant en réserve une intention dans son discours, nous oblige à entendre que la question se centre alors sur le s(A), sur l'effet de signification, et que, dès lors que s(A) est au premier plan, la jouissance s'en trouve par là- même éclipsée. C'est même ce qui se produit au début de l'expérience analytique où c'est l'effet de signification, qui s'appelle le sujet supposé savoir, qui éclipse ce qui ne surgira qu'à la fin de l'expérience comme la jouissance propre du sujet.

Tout cela s'éclaire du passage des Ecrits auquel je vous ai renvoyé, celui de la page 533. Mais cet abord de Lacan s'éclaire encore plus précisément dans un passage de la page 536, que nous allons prendre comme fil directeur: "Tout signifiant une fois perçu a pour effet de susciter dans le percipiens un assentiment." Ce passage se promet de nous expliquer ce qui, page 533, est pointé comme suggestion. Il s'agit là d'un assentiment qui tient à la perception comme telle du signifiant.

Quelle pourrait être la raison de cette suggestion et de cet assentiment? Pourquoi est-ce que tout signifiant perçu induit-il le sujet qui perçoit à un assentiment dont il a la plus grande peine à se décoller? D'ailleurs, ce qu'on appelle la pensée tient à ce décollement, je veux dire une pensée qui n'est pas de routine. C'est comme cela que Lacan la définissait. C'est ce qui fait aussi bien notre emmerdement à nous, celui d'assentir depuis si longtemps aux signifiants de Lacan. Il suffit d'entendre quelqu'un nous exposer d'une façon un peu sensible son débat avec la lecture de Lacan - quelqu'un évidemment dont ça a modifié l'existence - pour saisir ce que c'est d'être collé à l'assentiment du signifiant.

A quoi tient donc cet assentiment que la perception de tout signifiant induit dans le sujet? Eh bien, à cette question, Lacan donne une réponse très précise. Cet assentiment est dû au "réveil de la duplicité cachée du second par l'ambiguïté manifeste du premier". Ca a au moins le mérite d'être précis. Ce qui fait assentir le sujet à la perception du signifiant, c'est que l'ambiguïté du signifiant réveille la duplicité du sujet. Si on la décante un petit peu, c'est une thèse qui est très claire. La séparation du signifiant et du signifié est constitutive du signifiant, et elle est donc constitutive d'une ambiguïté fondamentale du signifiant. L'ambiguïté fondamentale du signifiant, c'est que ne s'accolent pas automatiquement les signifiants et les signifiés. Le signifiant commence par être séparé de la signification, pour la rejoindre ensuite par un chemin graphique que vous connaissez. En tant qu'il émerge dans la perception, le signifiant émerge d'abord comme ambiguïté par rapport aux signifiés qui peuvent s'y accoler ou qui peuvent en être produits. C'est pourquoi Lacan parle d'ambiguïté manifeste et non pas d'une ambiguïté cachée. C'est une équivoque de premier abord.

Mais ce qui est plus originel, c'est la conséquence que Lacan en tire, à savoir que l'ambiguïté constitutive du signifiant a pour effet dans le sujet de réveiller sa division. On n'est pas au niveau où il s'agit de causer cette division. Elle est supposée et tout signifiant y fait appel. C'est même de cette façon-là que Lacan resitue le refoulement originaire tel que Freud en parle. Ce n'est pas un événement chronologiquement éloigné qui serait à l'origine. Le refoulement originaire au sens de Lacan, c'est exactement la division du sujet en tant que tout signifiant la provoque et la réveille. Je vous renvoie à ce qu'il en dit dans son texte sur Jones, à savoir que tout discours provoque la réduplication du sujet. Je vous renvoie également – nous y viendrons tout à l'heure - à ce qu'il pose dans son "Kant avec Sade", à savoir que tout signifiant comme tel a pour effet la division du sujet de l'énonciation et du sujet de l'énoncé.

A cet égard, nous pourrions ordonner les divisions que le signifiant comme tel provoque chez le sujet. Gardons, d'ailleurs, ce que le terme de provoquer peut comporter, à savoir que c'est un appel à la division du sujet. Je dirai même que ce qu'on appelle la voix est exactement le signifiant en tant qu'il provoque la division du sujet, en tant qu'il la réveille, qu'il y fait appel. C'est même précisément par là que le signifiant comme tel se trouve équivaloir à l'objet a. C'est ce paradoxe qu'il s'agit de saisir dans la voix. Comment est-ce que la voix, qui est intrinsèquement liée au signifiant, peut-elle en même temps avoir statut d'objet? Lacan tourne autour de cette question dans le texte sur la psychose dans les années 50, dans le texte sur Jones qui lui est postérieur, et dans le "Kant avec Sade" du début des années 60.

Le signifiant comme tel a pour effet la division du sujet. C'est cela qui rend pensable la représentation du sujet pour un autre signifiant. C'est également par là que Lacan polémique contre la philosophie du sujet unifiant. Loin qu'on ait ici affaire au sujet unifiant de la perception qui est le sujet que suppose toute psychologie – l'unité du sujet et sa puissance unifiante –, nous avons au contraire un sujet divisé par sa perception du signifiant. C'est une des thèses qui fondent que la psychanalyse n'est pas une psychologie.

Ce qui reste en creux dans les textes auxquels je me réfère, c'est la fonction de la voix comme objet a. Sa place n'est pas directement mise en valeur dans les analyses de Lacan à cette époque. Bien que ça ne soit pas la coutume de faire ici des commentaires des textes de Lacan, ça me casse suffisamment la tête pour que j'y vienne, et jusqu'à reprendre l'exemple rebattu du Je viens de chez le charcutier. Mais avant d'y venir, je passe au deuxième ensemble de paradoxes.

Le premier ensemble concerne les paradoxes de la perception de la parole d'autrui, et le deuxième concerne les paradoxes de la perception de la propre parole du locuteur. Ce qui est remarquable, ce sont les exemples de Lacan qui pourraient paraître au premier abord des exemples de division du sujet. Le premier, qui est que l'on ne peut parler sans s'entendre, comporte déjà une division que Lacan repousse comme simplement acoustique. Vous savez qu'il est pourtant essentiel de parler en s'entendant. Les psychologues on fait des expériences là-dessus. On met au sujet des écouteurs afin qu'il n'entende pas directement sa voix. Il l'entend par le biais des écouteurs qui, ensuite, branchés sur un dispositif d'enregistrement, commencent à lui renvoyer sa voix avec un temps de décalage. On constate alors que le sujet perd les pédales de sa propre parole. C'est là un phénomène avéré mais que Lacan renvoie à une division seulement acoustique. Le fait qu'on ne puisse s'écouter sans se diviser – il n'est effectivement pas recommandé de s'écouter parler quand on a quelque chose à dire –, Lacan le renvoie à ne relever que du comportement de la conscience. Il y a aussi bien ce phénomène dans le fameux "Je me voyais me voir" de Valéry. Il serait trop simple que la division du sujet telle que Lacan l'entend, soit de cet ordre de phénomènes. Il y a, bien sûr, une réflexivité que comporte la conscience, mais il est clair que Lacan, quand il vise la division du sujet, vise quelque chose qui est d'un tout autre ordre que cette phénoménologie des comportements de la conscience.

Le paradoxe de l'écoute de sa propre parole n'est saisissable, au plus pur, que dans le phénomène de la voix psychotique, en tant que nous posons qu'il s'agit de la propre parole du locuteur, du sujet. La question est de savoir ce qui se passe dans la production de paroles par le sujet, pour que cette parole lui vienne du dehors comme portée par des voix. Comment s'effectue la séparation de la voix? Comment pouvons-nous en rendre compte graphiquement? - puisqu'il y a un graphe sous-jacent à l'analyse de Lacan.

C'est là que nous trouvons les trois phrases, les trois maximes qui constituent pour Lacan les paradoxes de l'auto-perception de la parole, tels que l'expérience de la voix psychotique les fait saillir. La semaine dernière, je vous ai fait valoir que Lacan disait que le sensorium était indifférent à la production d'une chaîne signifiante, et je vous lis maintenant ce passage: "1) Une chaîne signifiante s'impose par elle-même au sujet dans sa dimension de voix. 2) Elle prend comme thème une réalité proportionnelle au temps, parfaitement observable à l'expérience, que comporte son attribution subjective. 3) Sa structure propre en tant que signifiant est déterminante dans cette attribution qui dans la règle est distributive, c'est-à-dire à plusieurs voix, donc qui pose comme tel le percipiens prétendu unifiant comme équivoque." C'est là un passage tout ce qu'il y a de plus rabattu et commenté, mais qui n'a apparemment pas retenu l'attention qu'il mérite s'agissant de la question de la

voix.Le premier point - je l'ai évoqué la dernière fois -, c'est celui qui est manifeste dans le Graphe de Lacan et qui comporte que le signifiant comme tel tient à la voix. Cette thèse vise donc une voix que l'on est forcé de poser comme aphonique, de la même façon que le signifiant comme tel n'est pas lié à un sensorium précis. C'est parce que Lacan écrit que le sensorium est indifférent à la production d'une chaîne signifiante, qu'il peut écrire, trois pages plus loin: "tout signifiant perçu". Le tout signifiant perçu comporte précisément l'indifférence du sensorium. Quand Lacan parle de la dimension de la voix, c'est une dimension qui n'apparaît pas liée intrinsèquement à un sensorium particulier, qui n'apparaît pas liée essentiellement à l'audition, au sonore, à l'acoustique. Enfin, à l'audition oui, mais pas à l'acoustique. Tout l'effort que nous faisons au sujet de la voix, c'est de la faire échapper à l'acoustique.

Il y aurait bien sûr des choses à dire de la voix comme acoustique. Je veux dire que l'on peut aussi bien, là, se servir des données de l'observation phonologique. Vous savez que ça s'est beaucoup fait d'observer le comportement linguistique du nourrisson. Ça a même été une grande mode. Il y avait cette illusion empiriste d'arriver à saisir vraiment là l'origine du langage chez l'être humain. Je ne veux pas tout à fait ridiculiser cela, puisque ça a donné quelques résultats sur la voix phonique. Ça a permis, par exemple, de constater que jusqu'à six mois il n'y a pas d'influence de la langue maternelle sur le nourrisson. Jusqu'à six mois ses vocalisations sont indifférentes: on n'est pas vraiment à un stade linguistique. C'est seulement à partir de cette date que les traits propres de la langue se marquent dans la production phonatoire et sonore du nourrisson. De sorte qu'entre deux bébés qui sont élevés dans deux langues maternelles différentes, on constate déjà des différences dans la production sonore. C'est dire que c'est précoce et que c'est marqué en même temps comme un stade. A partir de cet âge de six mois, l'intonation, le rythme, voire le ton de voix, se marquent dans la production sonore du bébé, au point que l'on puisse parler progressivement d'une véritable prosodie à l'âge d'un an. C'est après cet apprentissage du système des sons que les mots se font entendre d'une façon propre, mais il y a d'abord un marquage de la voix précédant le marquage du couple signifiant/signifié, il y a d'abord une spécificité de la vocalisation comme telle. C'est bien fait pour nous donner tout de même une idée de la séparation de la voix par rapport à la parole proprement dite.

Mais la voix qui nous occupe n'est évidemment pas celle de la phonologie. C'est ce que la thèse de Lacan comporte. On peut se demander sur la base de quelle expérience. Je crois que c'est sur la base de ce dont témoigne le psychotique, le psychotique sujet à l'automatisme mental. C'est sur la base de cette expérience psychotique, dont nous n'avons qu'une approche indirecte, encore que l'on peut faire de la théorie quand on est soi-même psychotique. J'ai donc un petit peu tort de supposer que l'approche en est nécessairement indirecte, mais enfin, je parle pour Lacan, et pour vous aussi, qui, à ma connaissance, n'êtes pas, du moins dans votre plus grande partie, psychotiques. C'est donc cette expérience, dont nous n'avons qu'un témoignage indirect, qui oblige à séparer le vocal acoustique de la voix. Ceci si on croit le psychotique, si, au lieu de lui imposer notre notion de la voix comme phonique, nous nous fions à ce qu'il nous dit, à savoir qu'il entend des voix qui ne sont en rien susceptibles d'être enregistrées acoustiquement. Nous pouvons évidemment dire que ce ne sont pas des voix, que c'est une simple analogie de la part du patient. Mais toute l'idée de Lacan est au contraire de prendre le psychotique au sérieux sur ce point. C'est cela qui fonde cette connexion que pose Lacan entre le signifiant et la voix.

Si donc nous nous fions à cette expérience, on comprend la deuxième maxime: "Une chaîne signifiante prend comme telle une réalité proportionnelle au temps, parfaitement observable à l'expérience, que comporte son attribution subjective." Ca veut dire quoi? Parfaitement observable chez le psychotique sujet à l'automatisme mental, est le temps qu'il prend, à l'occasion en faisant silence, pour entendre la voix qui lui parle. C'est notable, et ça peut à l'occasion aller jusqu'à demander à celui qui l'interroge de faire silence. Il doit tendre l'oreille, si j'ose dire, vers cette voix non phonique, et ce d'une façon qui est marquée dans la durée, pendant un certain temps.

Que veut dire alors "que comporte son attribution subjective"? Ca veut dire que le sujet ne se l'attribue pas à lui-même. Loin que cette phrase de Lacan soit tarabiscotée, elle décrit exactement ce que l'on peut observer lors d'une présentation de malades: le temps que prend le sujet pour entendre se produire une chaîne signifiante qu'il ne s'attribue pas à lui-même, dont il ne se reconnaît pas comme le support, comme le producteur. C'est vraiment une maxime simple qui désigne effectivement un paradoxe de la production de la parole, de l'auto-production de la parole. Elle comporte l'attribution de cette parole à autrui.

Ce que met en question la troisième maxime est justement cette attribution à autrui: "sa structure propre en tant que signifiante est déterminante dans cette attribution". C'est la structure de la chaîne signifiante qui détermine l'attribution subjective, celle "dont la règle est distributive, c'est-à-dire à plusieurs voix". Loin qu'ont ait l'attribution à un, la chaîne signifiante est susceptible d'être attribuée à plusieurs, que ce soit à plusieurs voix qui sont entendues, ou que ce soit le dialogue du sujet avec la voix qu'il entend. Autrement dit, ce que rend effectivement sensible l'expérience du psychotique, c'est la distribution et la fragmentation de l'attribution subjective de la chaîne signifiante, c'est-à-dire la distribution de son énonciation.

Ce qui est amusant, c'est qu'on s'est intéressé à l'exemple du Je viens de chez le charcutier suivi de la jaculation Truie! - pages 534 et 535 des Ecrits, et dont vous avez maintenant le back-ground avec la parution du Séminaire III - sans s'apercevoir qu'il s'agit du commentaire et de la mise en valeur de ces pages sur la parole. Cet exemple se déchiffre aussitôt si on s'aperçoit qu'il nous présente exactement cela point par point, à savoir une chaîne signifiante qui comme telle prend valeur de voix, avec un temps repérable, et dont l'attribution subjective se démontre distributive.

Je ne vais pas prendre le temps de vous rappeler dans le détail la situation dont il s'agit dans cet exemple. Je rappellerai simplement que la malade est la fille d'une mère avec laquelle elle a vraiment réussi ce couplage qui paraît si inaccessible à bien des femmes, c'est-à-dire une sympathie parfaite avec sa maman, de telle sorte qu'elles délirent à deux. Il y a là un idéal qui est rarement réalisé et après lequel beaucoup de femmes soupirent. Ici, c'est réalisé: elles sont dans une situation de délire à deux, qui a pris la forme de ce que Lacan appelle un délire de surveillance qui les met en contradiction avec leur voisinage. Lors d'une rencontre avec ce voisinage, représenté sous les espèces d'un ami de la voisine, se produit ce que la patiente-fille rapporte dans la présentation de malades, à savoir qu'elle a été insultée par ce voisin, qui lui aurait lancé ce mot: Truie! Après quoi elle reconnaît avoir eu auparavant la pensée allusive, articulée silencieusement, d'un Je viens de chez le charcutier. Voilà donc la très mince donnée que Lacan va faire valoir à partir des questions qu'il se pose, en partant évidemment du fait que c'est une hallucination et que le voisin n'a pas prononcé ce mot.

Le premier point que Lacan relève, en partant du fait que c'est une hallucination verbale, c'est que nous avons là un enchaînement signifiant. Nous avons ce que Lacan appelle une chaîne signifiante. Et que constatons- nous? Nous constatons que c'est une chaîne signifiante qui est distribuée dans son attribution subjective, puisque la première partie de cette chaîne est attribuée par la patiente elle-même et que sa seconde partie est par elle attribuée à l'ami de la voisine. Nous avons donc ici un exemple de distribution de l'attribution subjective.

Ce que nous avons à saisir, c'est le pourquoi de cette rupture de la distribution subjective. La première partie de la chaîne, celle que la malade s'attribue à elle-même, n'a évidemment rien de scandaleux. Penser que l'on vient de chez le charcutier peut être bizarre lorsqu'on sort de chez soi, mais enfin, en soi-même, cette pensée ne comporte rien d'hallucinatoire à proprement parler. Mais il y a une rupture qui fait qu'une partie de cette chaîne signifiante lui revient du dehors, comme prononcée par cet homme qu'elle rencontre sur le palier. Nous avons là un phénomène de séparation de la voix qui a l'avantage ici d'être incarné par un homme. Ce n'est pas une voix qui se ballade on ne sait où, et qui oblige en général le sujet à des élucubrations sur sa provenance. Cette chaîne signifiante se trouve donc rompue en dialogue, et elle comporte un élément d'invective qui revient au sujet du dehors.

Le fait que Lacan souligne au départ, c'est le caractère allusif du Je viens de chez le charcutier. La patiente le dit elle-même: elle ne peut dire exactement ce dont il s'agit dans cette phrase. C'est ce que note Lacan: "Il suffit que la malade ait avoué que la phrase était allusive, sans qu'elle puisse pour autant montrer rien de perplexité quant à saisir sur qui des coprésents ou de l'absente portait l'allusion." Lacan s'empare de ce fait que la malade témoigne qu'il s'agit d'une allusion sans qu'elle sache de qui il s'agit, d'elle-même ou du voisin ou de le mère. La phrase flotte en quelque sorte entre ces trois personnages.

Lacan s'empare de ce fait pour y voir quoi? Pour y voir l'équivoque que comporte en soi-même ce signifiant je qui figure dans la phrase. Ce dont témoigne la patiente, c'est qu'il y a là une allusion qui se trouve suspendue, à savoir la référence de ce je. Ce je, qui le dit? C'est là que Lacan parle d'oscillation, une oscillation entre le voisin et la patiente. Qui dit je des deux? C'est bien une question, puisque nous savons finalement qu'il y a un morceau de la chaîne signifiante qui va fiche le camp pour être vraiment attribué à un autre. En effet, ce qui est d'autant plus en valeur par rapport à cet élément allusif, c'est le caractère de certitude que comporte ensuite le fait que la patiente dise qu'elle a été par ce voisin injuriée et traitée de truie. Vous savez que cet élément de certitude peut aller assez loin pour motiver une plainte auprès de la figure de l'autorité familière qui est le flic du coin. Il y a donc ce point de certitude dans l'attribution subjective, et qui fait d'autant mieux valoir l'équivoque et l'incertitude de qui dit je.

C'est là que Lacan arrive à trouver une fonction à la rupture de l'énonciation. Il traite la rupture de l'énonciation que comporte le mot truie, comme assurant rétroactivement l'identité du sujet parlant: "Il apparaît ainsi que le je, comme sujet de la phrase en style direct, laissait en suspens la désignation du sujet parlant, conformément à sa fonction dite de shifter linguistique, aussi longtemps que l'allusion restait elle-même oscillante." Lacan considère que l'allusion porte fondamentalement sur l'identité du locuteur. En effet, si on sait qui le dit, ça s'éclaire: "Cette incertitude [l'incertitude qui porte sur la référence du sujet parlant] prit fin, passée la pause, avec l'apposition du mot truie." Autrement dit, c'est à partir de l'émergence du mot truie comme venant de l'Autre, que l'incertitude qui porte sur la référence du sujet se trouve arrêtée. Ce que Lacan vise est évidemment ce phénomène de rétroaction qui nous est exemplifié sur son Graphe, mais c'est un phénomène de rétroaction perturbée.

Ce qu'il s'agit de saisir maintenant, c'est par quelles voies de conduction se trouve ici perturbé le phénomène de rétroaction. Si ce qui s'était fait entendre, c'était cochon et pas truie, alors le Je viens de chez le charcutier aurait été attribué à l'Autre. Il est difficile de faire des variations sur les hallucinations verbales, je veux dire qu'il est difficile d'en inventer. Ce n'est probant que quand c'est relevé dans l'expérience. Mais si ça avait été cochon au lieu de truie, ce mot aurait alors été à sa charge à elle, et le je aurait rétroactivement été imputé au voisin.

Il y a effectivement, dans le phénomène de l'invective, de l'injure, une opacité - c'est le terme de Lacan. L'invective n'est pas la même chose qu'un discours articulé. Elle vise à saisir le sujet dans un statut qui n'est pas son statut de sujet du signifiant. Je dirai même que ce n'est pas la même chose de dire tu es une truie, que de lâcher la jaculation Truie! Il y a dans l'invective l'intention de toucher dans le sujet un point qui précisément est son je. Il n'y a pas, dans le discours, de phénomène qui réponde mieux que l'injure et l'invective à la question du "Qui suis Je?" – c'est la question de "Subversion du sujet" –, parce qu'elles visent à désigner le sujet comme autre chose que le sujet du signifiant, et d'abord comme autre chose qu'un sujet qui peut répondre. Quand on vous traite d'ordure – ça a pu vous arriver –, ce n'est pas dans la visée que vous repreniez la parole, mais plutôt dans la visée de recevoir une claque. On peut évidemment répondre sur le même registre mais ça ne fait pas un dialogue. On répond mais ce n'est pas la même chose que la pastorale, ce n'est pas la même chose que le je t'aime / je t'adore. Ca a l'air symétrique alors que c'est au contraire tout à fait dissymétrique. Ca vise le sujet en un tout autre point.

C'est la valeur que Lacan donne ici à cette jaculation, puisqu'il dit que ce mot se fait entendre à la place de ce qui n'a pas de nom, à la place où l'objet indicible est rejeté dans le réel. D'ailleurs, Lacan rappelle que la patiente a craint, par ailleurs, de se trouver mise en pièces par sa belle famille de paysans qui aurait voulu dépecer en elle la citadine. C'est donc dans son statut d'objet qu'elle est visée par ce signifiant. Le mot de l'invective vient à la place du Que suis Je? C'est la place que Lacan, dans "Subversion du sujet", pose comme la place de la jouissance. L'invective vise le sujet comme objet a, et c'est de là que vient son opacité.

Ce que je vous dis là n'est pas une construction. C'est exactement ce que dit Lacan: "Ce nom se détache d'elle par le tiret de la réplique, opposant son antistrophe de décri au maugréement de la strophe". Le sujet grommelle sonJe viens de chez le charcutier, et à cette strophe s'oppose l'antistrophe de ce cri, qui est en même temps un décri, puisque ce n'est pas beauté mais truie.

Strophe: Je viens de chez le charcutier. Antistrophe: Truie! "Ce nom se détache d'elle par le tiret de la réplique, opposant son antistrophe de décri au maugréement de la strophe restituée dès lors à la patiente avec l'index du je." Le je se trouve rétroactivement restitué. Le je, qui au départ est flottant et pourrait se déposer ailleurs, se trouve rétroactivement fixé sur la patiente grâce à l'émergence du mot truie.

Cela se laisse évidemment placer sur le Graphe. Nous avons le Je viens de le charcutier, comme tel flottant, sur le premier vecteur, et c'est seulement par le fait que de l'Autre revienne le mot truie, que le je lui-même se trouve fixé. Le je ne trouve sa place que sur la voie de retour de la jaculation. Ca obéit à la règle de la communication inversée. C'est là qu'il faut resituer le vecteur qui est celui de la voix, ce vecteur qui dans le Graphe normal se déplace ailleurs. Ce que nous avons ici, dans le cas qui nous occupe, c'est visiblement un retour du vecteur de la voix sur le vecteur rétroactif. Ce vecteur rétroactif est effectivement animé de façon manifeste par la voix de l'Autre. Nous voyons bien se produire un effet de signifié, et nous devons donc garder ce point que l'on centre sur le je. Par contre, nous pourrions poser ce qui est nécessaire pour fixer ce point, pour fixer la signification, pour fixer ce point qui se trouve séparé par le tiret de la réplique, qui se trouve séparé du vecteur signifiant, et qui par là-même se trouve être chargé d'une voix. On pourrait améliorer la chose, mais c'est là une première façon de situer ce point.

Il faudrait peut-être aussi tenir compte du fait que ce n'est pas simplement de l'Autre comme tel que la patiente entend la voix, puisqu'elle isole en même temps très bien de qui il s'agit. C'est là qu'il faut penser à resituer dans ce Graphe sa partie inférieure, qui comporte le rapport du moi avec son image. Lacan installe le vecteur où nous avons i(a), l'image du moi, et a', le moi. On constate alors que se trouve rompu ce vecteur, et que nous pouvons rétablir cette adresse, cette adresse de ce qui lui vient de l'Autre, en face d'elle, puisque ce n'est pas seulement un Autre insaisissable, inconnu et fantomatique qui parle, mais précisément l'autre qu'elle a en face d'elle. Il nous reste alors à poser que ces deux vecteurs rétroactifs n'en font qu'un, pour retrouver la position selon laquelle le sujet est, dans cette hallucination verbale, strictement pris dans la relation duelle: la voix de l'Autre se trouve exactement supportée par le petit autre, c'est-à-dire par le bonhomme qu'elle a en face d'elle. Même si pour le sujet psychotique la voix paraît venir d'ailleurs sans qu'il puisse s'en représenter la source, il n'en reste pas moins qu'il est toujours susceptible d'élucubrer sur qui émet ces voix. La possibilité d'isoler le sujet à qui il attribue la voix lui est toujours ouverte. Le sujet se montre là tout à fait certain de cette position, et il peut, dans les phénomènes qu'on appelle intuitifs et auxquels Lacan se réfère un peu plus loin, se retrouver dans la certitude, tout à fait indépendamment du décryptage effectif de ce dont il s'agit.

C'est ce que Lacan pose quand il dit: "L'effet de signification anticipe sur le développement de la signification. Il s'agit en fait d'un effet du signifiant, pour autant que son degré de certitude..." Le sujet sait que ça veut dire quelque chose sans savoir de quoi il s'agit. C'est ce que Lacan appelle le degré deuxième de la signification, c'est-à-dire une signification de signification. Par exemple, vous, vous êtes sûrs que ce que je dis veut dire quelque chose mais vous ne savez pas très bien quoi. Eh bien, c'est la signification de signification. "L'effet de signification anticipe sur le développement de la signification. Il s'agit en fait d'un effet du signifiant, pour autant que son degré de certitude prend un poids proportionnel au vide énigmatique qui se présente d'abord à la place de la signification elle-même." Ce qui est écrit là, c'est qu'une fois que l'on débarrasse ça des contenus qui se laissent saisir, à savoir l'injure et le Je viens de chez le charcutier, on a ce phénomène de signification de la signification, qui parfois affleure dans la clinique en cette conviction que tout veut dire quelque chose. Est présente alors la signification de signification, qui constitue un degré de certitude tout à fait avérée dans le sujet, sans qu'en même temps cette signification comme énoncé ne puisse se déployer. Ça démontre à quel point ce vecteur peut se suffire à lui-même sans aucun contenu signifié.

Évidemment, la question est de savoir pourquoi le surmoi n'est pas une hallucination. Il n'est pas une hallucination mais il en est voisin. C'est ce dont on peut s'apercevoir quand on suit dans le détail les émergences qui pour l'homme aux rats connotent le dit du capitaine cruel. J'évoque cela pour ceux d'entre vous qui, la semaine dernière, ont suivi la séance consacrée à l'homme aux rats, à la Section clinique, et où Guy Clastres a fait un exposé tout à fait précis sur cette question. Ce qui recouvre ces phénomènes chez l'homme aux rats, c'est que le capitaine cruel dit bien ce qu'il dit. Ce n'est pas comme l'injure qu'entend la patiente. C'est, si je puis dire, acoustiquement avéré – ce qui n'empêche que ça n'en emporte pas moins des phénomènes hallucinatoires.

Si nous voulons situer le surmoi, il faut quand même comprendre pourquoi ce n'est pas une hallucination. Pourquoi la voix de la conscience – puisque c'est ainsi qu'on a cru devoir l'appeler – n'est-elle pas une hallucination? Je voudrais avoir le temps de vous montrer la connexion entre ce dont il s'agit ici et ce que Lacan a élaboré dans son rapprochement de Kant et de Sade. Ce n'est pas un tour de passe-passe étonnant de Lacan que de comparer la maxime kantienne de la loi morale, cette maxime dite par aucune autre voix que la voix du dedans, avec la maxime sadienne qui figure dans La Philosophie dans le boudoir, à savoir: "J'ai le droit de jouir de ton corps, peut me dire quiconque, et ce droit je l'exercerai sans qu'aucune limite ne m'arrête dans le caprice des exactions que j'ai le goût d'y assouvir." Lacan nous indique que ça rentre dans notre série du surmoi, puisqu'il relève l'humour de la formule et qu'il rappelle que dans la psychanalyse l'humour est le transfuge de la fonction du surmoi, le transfuge de la fonction du surmoi dans le comique.

Ce qui est manifeste, c'est que la maxime sadienne s'énonce à l'inverse de la maxime kantienne. La maxime kantienne est construite sur un tu dois: Tu dois agir selon une maxime qui puisse être universelle. Toute action que tu fais, doit en elle-même comporter une postulation à l'universel, doit exemplifier l'universel. Cette maxime s'adresse au sujet comme tu, et elle dissimule ce qui est apparent dans la maxime de Sade, à savoir que tout tu comporte un je, suppose un je. Si aux yeux de Lacan la maxime de Sade est plus honnête, c'est que celui qui profère, profère en tant que je et non en tant que on. Il y a là une identité. C'est donc un je, mais un je qui parle de sa jouissance. On peut dire que c'est la grosse voix, et c'est là qu'il faut faire bien attention. En effet, dans la maxime de Sade, l'Autre parle je. Dans cette maxime, c'est le sujet qui est à la place de l'Autre à qui on s'adresse. Le destinataire, c'est-à-dire chacun de nous, se trouve là à la place de l'Autre. Mais on va voir pourquoi Lacan préfère prendre les choses par un autre biais, et comment ça se justifie.

Ce qui de façon élémentaire est d'abord sensible dans la maxime morale de Kant, comme dans celle supposée immorale de Sade, c'est que cette énonciation même de la loi comporte en fait une division entre le je et le tu. C'est ce que Lacan appelle ici une bipolarité - bipolarité nécessaire à l'instauration comme telle de la loi. A cet égard, par un mouvement que nous avons déjà trouvé dans son texte sur la psychose, il fait de cette bipolarité la refente même du sujet, la division même du sujet. La formule de la loi morale, c'est qu'il y a effectivement une loi qui est supportée par la division du sujet: "On s'aperçoit ici se révéler que la bipolarité dont s'instaure la loi morale n'est rien d'autre que cette refente du sujet qui s'opère de toute intervention du signifiant, nommément du sujet de l'énonciation au sujet de l'énoncé." Vous avez ici un mot qui compte et qui nous rattache au texte sur la psychose, à savoir ce mot toute, le toute intervention du signifiant, qui fait exactement écho au tout signifiant perçu. On a là, de façon tout à fait explicite, une donnée que comporte comme telle l'émergence, l'introduction, l'intervention du signifiant de diviser le sujet.

Cet Autre, pourquoi Lacan le situe-t-il à la place de l'adresse et non à la place de celui qui impose? Nous sommes habitués à considérer que la majuscule que l'on met à l'Autre veut dire qu'il a le pas et qu'il domine, qu'il est le lieu qui commande. Nous sommes tentés de dire que ce qui est original chez Sade, c'est que l'Autre parle je. Mais ce que développe au contraire Lacan, c'est l'opération de déchéance de l'Autre que comporte en elle-même la tentative sadienne. Il faut bien dire que, par rapport au je qui parle de la jouissance, nous avons ici un je qui en parle de façon affirmative. Nous avons un je qui parle de la jouissance de façon affirmative et injonctive. Ca n'a précisément rien à faire avec l'Autre qui questionne sur le désir, avec l'Autre qui questionne le je sur son désir. C'est une fonction tout à fait distincte. A cet égard, ce n'est pas la peine de se gargariser du fait que le surmoi dise Jouis! Disons que le surmoi parle je. Dans la formule sadienne, la refente se trouve démasquée de la même façon que la jaculation qu'entend la patiente, prononcée par l'Autre, démasque la refente de l'énoncé et de l'énonciation en même temps qu'elle la fixe.

L'opération sadienne, on a tendance à la considérer comme Sartre dans L'Etre et le néant. Sartre s'imagine que le sadisme consiste à réduire l'Autre à être un objet, un objet tout juste bon à servir la jouissance du sujet suprême que serait le sadique. Lacan traite la question d'une façon exactement contraire, à savoir que la tentative sadique est de subjectiver l'Autre, de subjectiver le lieu de l'Autre et non pas de le faire objet. C'est de révéler dans l'Autre, de produire de façon inextinguible dans l'Autre sa refente subjective, sa division subjective. C'est pourquoi le tortionnaire n'a rien à dire sur sa jouissance. Il n'a rien à en dire puisque c'est lui qui se fait l'objet du tourment, qui se fait l'instrument de la jouissance. C'est cela qui fait la vraie parenté du sadisme et du masochisme, à savoir que le sadique se fait aussi bien instrument de la jouissance. C'est ce que Lacan isole dans le statut propre de Sade comme voix. A cet égard, la maxime se profère à la place de l'objet. C'est elle qui opère le viol de l'Autre. C'est ce que Lacan développe dans son analyse de la pudeur, page 772 des Ecrits: "entre deux, l'impudeur de l'un à elle seule faisant le viol de la pudeur de l'autre. Canal à justifier, s'il le fallait, ce que nous avons d'abord produit de l'assertion, à la place de l'Autre, du sujet." On a là la matrice de toute perversion, puisque exhibitionnisme et voyeurisme trouvent là leur place.

Cette maxime de la perversion, nous la trouvons, aussi surprenant que ça puisse paraître, incarnée dans la psychose. Cette exigence de jouissance, où est-elle plus manifeste que dans la bouche du Dieu de Schreber? - cette jouissance de Dieu sur laquelle le christianisme ne s'est pas montré très exigeant, à savoir qu'on n'a pas pensé aux sacrifices qu'il fallait faire avant pour faire jouir dieu. Il y a eu simplement quelques bonhommes qui se sont contentés de faire le sacrifice de leur jouissance phallique et c'est quand même moins glorieux que les sacrifices humains. C'est évidemment comme cela qu'ils interprètent le j'ai le droit de jouir du corps de Dieu, mais enfin, ils y mettent des limites: il faut que ce Dieu se tienne bien. Par contre, ce qui anime le délire de Schreber, c'est qu'il est, lui, aux prises avec un Dieu qui formule qu'il a le droit de jouir de son corps et sans qu'aucune limite ne l'arrête dans le caprice de ses exactions.

Schreber se place comme sujet au lieu de l'Autre. C'est lui qui s'éprouve comme l'Autre. Qu'est-ce qui fait par excellence la victime de Sade? La victime par excellence de Sade, c'est la femme, en tout cas des femmes, même si à l'occasion il y a des bonhommes. C'est précisément chez une femme en tant qu'Autre que le héros sadien s'essaye à susciter la division subjective et à la pousser à l'extrême. Le tortionnaire, même si Sade le représente à l'occasion sous des dehors féminins, est essentiellement mâle. Il n'y a qu'à voir comment Juliette fait valoir son clitoris comme pénis. La jouissance du côté du tortionnaire est une jouissance mâle, une jouissance de coups - à entendre dans tous les sens. A cet égard, le pervers se situe du côté de la jouissance à obtenir, alors que le psychotique, si nous prenons notre repère chez Schreber, s'identifie à l'Autre, à l'Autre subjectivé jusqu'à la féminisation, car il n'y a pas de meilleure incarnation de la division de l'Autre subjectivé qu'une femme.

C'est par là, me semble-t-il, que nous pourrions marquer un balancement entre névrose et psychose et les mettre en perspective. Il faudrait évidemment avancer un peu plus, mais on peut dire que ce qui caractérise quand même la paranoïa schreberienne, c'est la réintroduction de la question d'une jouissance au lieu de l'Autre. Ca sépare finalement cette exigence de jouissance du lieu de l'Autre. C'est ce qui est manifesté par la division entre le Dieu de Schreber, ce Dieu qui le persécute, et l'ordre du monde. Il me semble que toute considération sur le sujet doit partir de ce qui dans les Mémoires de Schreber est tout à fait structurant du début jusqu'à la fin, à savoir que son Dieu et l'ordre du monde, ça fait deux. C'est là que l'on voit au mieux cette séparation de l'exigence de jouissance et de l'Autre. Que précisément dans cette division se fassent entendre des voix, c'est ce qu'il s'agira d'éclairer.

Je voudrais quand même relever, pour finir, que Sade, aux yeux de Lacan, a fait la passe. Sade est allé au-delà du fantasme. C'est précisément d'être allé au-delà du fantasme qui lui a permis de donner ce que Lacan appelle l'épure de son fantasme dans son oeuvre, et ceci dans la mesure même où le fantasme est ce qui impose ses limites au désir.

Je vais arrêter là-dessus et je poursuivrai la fois prochaine.


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Tilda