Et il a montré que l'analyse permet d'obtenir une fracture de la formule, ce qu'il a appelé d'un côté la chute de l'objet petit a et de l'autre côté, le mot manque, mais il a parlé de la destitution du sujet qui avait été institué dans le cadre du fantasme, une destitution qui en définitive le libère de la constance qui là se rassemble sur l'objet petit a.
Et il a préparé ce coup-là en déplaçant de registre l'objet petit a. Cet objet petit a, il l'avait inventé, repéré dans le registre imaginaire, et pour les besoins de la cause, il l'a fait migrer dans le registre du réel. Il a surpris son auditoire en disant un jour: l'objet petit a est réel. Ce qui permettait de dire un peu plus tard: il y a du réel dans le fantasme. Le fantasme dont jusqu'alors on avait bien repéré les affinités imaginaires, qu'on pouvait très bien admettre aussi participant du symbolique, sur le modèle du scénario d'une scène, et Lacan s'en était très bien contenté, et d'ailleurs l'écriture même de ce dont il fera l'axiome le reflète: $, c'est dans le fantasme le sujet de la parole, c'est un terme symbolique et petit a un terme venu de l'imaginaire. Cette écriture était faite pour montrer la conjugaison de termes hétérogènes appartenant à deux registres distincts.
Et si à un moment Lacan s'efforce de souligner qu'en définitive l'objet petit a appartient au registre du réel, c'est pour pouvoir dire: il y a du réel dans le fantasme. Et au-delà, que le fantasme est réel, parce qu'il revient toujours à la même place pour le sujet, et qu'à cet égard, le sujet de la parole qui est mobile, véhiculé sous la chaîne signifiante de signifiant en signifiant se trouve par l'objet petit a arrêté, en quelque sorte gelé à cette place.
Ce qui est réel dans le fantasme, c'est petit a, parce qu'il fixe le sujet, et qu'il est constant. Et Lacan de cette constance pense obtenir l'équivalent de la fixation de réel qui était en jeu dans ce que Freud à un certain moment a isolé à propos de la pulsion.
Concédons à Lacan qu'il y a l'événement de passe, c'est-à-dire qu'en effet – je ne songe pas à le nier parce que je crois l'avoir constaté – que l'expérience analytique permet d'obtenir la fracture que Lacan a décrite. Mais quel est son effet?
Son effet, Lacan l'a tracé d'une plume impeccable. L'effet de ce qu'il appelait la traversée du fantasme, c'est un effet sur le désir. Tout cet appareil est fait pour saisir la déflation du désir que la poursuite d'une analyse permet d'obtenir. Un désir gonflé, éventuellement chaotique d'apparence, qui se porte sur diff érents objets qui se multiplient ou qui se cachent, à un moment, on obtient quelque chose qui a été repéré, un certain ratatinement que traduit le mot anglais shrink dont on désigne argotiquement le psychanalyste comme un réducteur de tête, ici un réducteur de désir. Et corrélativement, le sujet qui s'instituait à partir du fantasme animant ce désir se trouve en effet destitué, et ça peut passer pour une solution du désir. Lacan dit tout ça; au fond il n'y a rien à y reprendre. C'est la solution d'un x, de l'x du désir que le psychanalyste a pour fonction de présentifier à l'analysant sous la forme célèbre du Che vuoi?, Que veux-tu?, emprunté au Diable amoureux de Cazotte. Ce que Lacan appelle le désir du psychanalyste, c'est précisément l'énonciation de ce Que veux-tu?, et ici notez bien – on en fera usage plus tard – que le nom du désir, c'est la volonté, qui vaut comme désir décidé, ce désir que Feud appelle à la dernière phrase de L'Interprétation des rêves le désir indestructible. Et ce désir indestruc tible, l'événement de passe exprime qu'il trouve une solution.
Une solution de désir n'est pas une solution de jouissance. C'est la solution de ce qui dans la jouis sance fait sens. Et Lacan le sent si bien qu'après avoir dit que le fantasme tient la place du réel, il fait aussi du fantasme la fenêtre du sujet sur le réel. Autrement dit, il ne pense pas à une chute ou une réduction du réel mais seulement à une réduction de cet analogon du réel que serait le fantasme, et dans le fantasme l'objet petit a qualifié de réel.
La chute de l'objet petit a, c'est exactement une chute dans le hors-sens. Il n'y a plus l'objet petit a en tant que l'objet petit a fait sens. C'est pourquoi Lacan avait été conduit à formuler une fois dans ses tentatives que l'objet petit a est un effet de sens réel. Qualifier un effet de sens de réel, ça traduit, par une certaine discontinuité, par l'hétérogénéité de ces termes, ça traduit toute la difficulté de ramener le registre du réel au sens.
L'expérience contemporaine de l'analyse – je veux dire celle qui se fait aujourd'hui, en ce moment – ne connaît pas le stop and go prescrit par Freud dans Analyse finie et infinie. Bien sûr, il y a des tranches, mais dans la règle, l'expérience analytique se prolonge d'une façon qui était tout à fait inconnue, impraticable, impratiquée du temps de Freud. Et notre expérience met désormais l'analysant aux prises avec ce qui de sa jouissance ne fait pas sens. Elle le met aux prises avec ce qui reste au-delà de la chute de l'objet petit a, elle le met aux prises avec l'Un de jouissance.
Ce que Freud avait découvert comme la répétition, Lacan avait commencé par en rendre compte dans l'ordre symbolique. Il y avait même vu l'occasion de fonder son concept de l'ordre symbolique, et ça lui avait ouvert la voie vers l'invention de ce qu'il a appelé la chaîne signifiante. Mais il faut dire, d'une chaîne signifiante dont il s oulignait le caractère mathématique et formel, précisément sans autre contenu qu'un sujet qui se véhicule comme un zéro sous la suite des nombres.
Évidemment, ça change du tout au tout quand à la répétition on donne un contenu de jouissance. Si on donne à la répétition un contenu de jouissance, si c'est d'elle qu'il est question dans la répétition, alors le terme même de chaîne est inapproprié. Parce qu'il ne s'agit plus d'une succession qui se compte et s'additionne – je l'ai évoqué la dernière fois –, il s'agit d'une réitération. C'est ça qu'on peut appeler la pure répétition, la réitération du Un de jouissance, pour laquelle on a aujourd'hui dû inventer, promouvoir le terme d'addiction.
Le terme de chaîne, dis-je, est alors inapproprié et c'est au niveau de la chaîne qu'on parle de loi. Lacan avait mis en valeur précisément les lois de la chaîne signifiante, son fameux exemple des alpha, bêta, gamma, delta est fait pour manifes ter comment d'une simple succession de plus et de moins on obtenait des lois complexes qui semblaient être même des lois du hasard. Au niveau de la réitération, nous n'avons plus de lois. Et c'est à ce niveau-là que Lacan formule: Le réel est sans loi. Il est sans loi, à la différence de la chaîne signifiante, ce qui ne veut pas dire qu'il est sans cause. Loi et cause sont deux termes différents, c'est précisément dans l'achoppement de la loi que la cause s'inscrit. Ici, le réel a une cause qui est la conjonction de l'Un et de la jouissance.
C'est pourquoi on voit alors dans le discours de Lacan s'effacer le mot de dialectique. La dialectique, ça pouvait être la traduction de ce que Freud appelait le développement de la pulsion. La dialectique se tient au niveau de l'être, et il faut dire qu'alors, elle est éminemment flexible: dès qu'on dit que quelque chose est A, voilà le B qui s'avance pour qu'on obtienne que ce quelque chose n'est pas B, et voilà que le non-être suit l'être comme son ombre et qu'ils commencent un balai effréné, un véritable carnaval de l'être qui donnait le tournis aux Grecs eux-mêmes. C'est bien pourquoi chez les Grecs, qui avaient beaucoup donné dans cette dialec tique de l'être, on a vu se produire un appel à un au-delà de l'être. Arrêtez le tournis! C'est à quoi répond, c'est là qu'est enseignante cette extraordinaire poussée de l'hénologie pour sortir du vertige de l'ontologie. C'est comme ça qu'on peut s'expliquer que Plotin et à sa suite toute une école se soient engouffrés dans le discours sur l'un, impliquant une véritable ascèse, puisque Plotin n'en mangeait plus, n'en dormait plus; c'est dans sa tête, paraît-il, qu'il tenait tout son traité avant de l'écrire. On ne peut s'expliquer cette passion que par l'authenticité d'un appel à un au- delà de l'être qui est ce que nous appelons le réel.
Au niveau de la dialectique – une dialectique pure et simple – quel est le dernier mot? Au niveau de la dialectique, le dernier mot – celui que Lacan a proposé dans les débuts de son enseignement–, le dernier mot, c'est le rien. C'est le non-être ou le manque-à-être, c'est ce que traduit l'image sur laquelle Lacan clôt son écrit de La Direction de la cure, qui marque le moment où il rassemble son appareil à penser l'expérience analytique et à en orienter la pratique. Cette image, déjà évoquée, c'est celle du Saint Jean de Léonard de Vinci, le doigt levé pour indiquer ce que Lacan appelle «l'horizon déshabité de l'être» et il dit que toute interprétation analytique consiste à refaire ce geste qui pointe vers le rien dont il trouve la référence – et c'est là-dessus qu'il clôt cet écrit –, dont il trouve la référence chez Freud dans le titre de son dernier écrit inachevé sur l'Ichspaltung, Le clivage du moi, a-t-on traduit, et c'est sur le mot Spaltung que Lacan termine cet écrit. Spaltung est là la faille, le manque et, disons, le dernier mot de la dialectique si on s'en tient à elle, c'est la faille de l'être. Il faut dire que c'est au prix d'une lecture singulièrement limitée de l'écrit de Freud en question, qui est certainement un des écrits de Freud qui pointe le réel précisément comme cause de la Spaltung subjective. Mais laissons ça. Le dernier mot de l'expérience analytique pour le Lacan des cinq, six premiers Séminaires, c'est que l'expérience analytique a à se conclure sur une certaine assomption du manque, dans un horizon que l'être a déjà fui.
Au niveau de la passe, on s'est décalé d'un cran. Au niveau de la passe, le dernier mot, ça n'est pas seulement $ où se retrouve la Spaltung. L'indication, c'est plutôt le petit a, l'objet métonymique de la parole qui vaut comme marqueur de jouis sance. Et Lacan ne dit plus alors que l'interprétation vise le manque-à-être du sujet, à cette date, il dit au contraire que l'interprétation vise l'objet petit a, c'est-à-dire cet index mobile de la jouissance dans la parole.
Troisièmement, non plus le rien, non plus le petit a mais la pure réitération de l'Un de jouissance que Lacan appelle sinthome, par différence avec le symptôme qui lui s'arrête au sens – et c'est par là que Freud avait fait novation, bien sûr, il avait fait novation par la sémantique des symptômes –, mais au-delà de la passe, on découvre un au-delà de la sémantique des s ymptômes, c'est-à-dire une pure réitération dans le réel de l'Un de jouissance.
C'est bien pourquoi on ne peut pas alors se contenter de parler de sujet, de dire que l'expérience analytique est au niveau du sujet de la parole. On est obligé de mettre le corps dans le coup, c'est pourquoi Lacan parle alors de parlêtre, c'est- à-dire d'un être qui ne tient son être que de la parole, c'est un être évidemment fragile, contestable et dont rien ne dit a priori qu'il ait un répondant de réel.
Et le corps dont il s'agit, remarquez bien que Lacan l'introduit non pas comme un corps qui jouit – le corps qui jouit, c'est pour le porno, là, nous sommes dans le freudo –, il s'agit du corps en tant qu'il se jouit. C'est la traduction lacanienne de ce que Freud appelle l'autoérotisme. Et le dit de Lacan Il n'y a pas de rapport sexuel ne fait que répercuter ce primat de l'autoérotisme. Le sinthome est défini comme un événement de corps qui évidemment donne lieu à du sens, à partir de cet événement une sémantique des symptômes se développe, mais à la racine des symptômes freudiens qui parlent si bien et qui se déchiffrent dans l'analyse, qui font sens, à la racine de cette sémantique, il y a un pur événement de corps.
Rien de ce que j'évoque n'invalide ce que Lacan appelait la passe. Je note simplement une c ertaine vacillation dans la localisation du réel alors en jeu: la tentative de réduire le réel à l'axiome du fantasme et la place ménagée d'un réel qui s'en distingue. Rien n'invalide cette passe si on la considère comme une dénivellation qui se produit dans le cours d'une analyse, et à partir de laquelle l'expérience analytique ouvre sur un en-deçà du refoulement, c'est-à-dire précisément là où Freud situait la fixation, la fixation de libido, la fixation de la pulsion comme racine du refoulement.
J'appelle désormais la passe le moment où se dénude cette racine du refoulement. Et dans cet espace, tout reste à construire. C'est une simple constatation que rien n'opère plus comme avant, et en particulier, aux prises avec le sinthome, l'interprétation révèle une certaine vanité.
Tout est à construire, mais Lacan trace des voies. Quand il dit Il n'y a pas de rapport sexuel, cela est dit au niveau du réel, pas au niveau de l'être. Au niveau de l'être, il y a du rapport sexuel en veux-tu, en voilà. Ce dit est dit au niveau du réel et formule que l'inexistence du rapport sexuel, ce n'est pas un refoulement.
De la même façon, son dit préalable Yad'lUn est corrélatif de Il n'y a pas de rapport sexuel. On pourrait même mettre en jeu ici le rapport de l'Un et de la dyade sur quoi, dit-on, se resserrait l'enseignement oral de Platon. Platon n'a pas tout écrit de ce qu'il enseignait, il y a donc depuis lors des rumeurs dans l'histoire de la philosophie, que Platon disait un peu autre chose à côté, à ses élèves, en tout cas qu'il resserrait son discours précisément sur le rapport de l'Un et de la dyade, et d'une certaine façon, on peut dire que Lacan s'inscrit dans la suite de ce qu'on dit de cet enseignement oral.
Yad'lUn est un dit corrélatif de Il n'y a pas de rapport sexuel. Et c'est dit sur l'Un au niveau du réel. Notez bien que Lacan n'a pas formulé L'Un est. Parce qu'on sait où ça mène: si on emploie l'Un absolument, ça appelle aussitôt des négations et des mélanges et si on fait du verbe être une copule, alors il faut dire ce qu'il est. Yad'lUn pose l'Un comme absolu, et dans cet effort qui s'essouffle d'un Plotin dont j'apporterai peut-être la prochaine fois un écrit qui m'a spécialement distrait cette semaine.
Notez bien que Lacan ne dit pas Il y a le sujet. Il n'y a pas de Il y a du sujet, et surtout un sujet qu'on a préalablement ou simultanément barré. Le sujet, le sujet de l'inconscient, c'est une hypothèse, et Lacan lui garde ce statut. C'est une hypothèse qu'on fait sur l'Un comme réel lorsqu'on invente de l'enchaîner à un autre. Cet Un qui est une hypothèse, disons que dans l'analyse, on lui donne valeur de réponse du réel, mais c'est seulement relatif à l'analyse. C'est ainsi que Lacan, de l'inconscient aussi, il ne recule pas à faire un être, ou un vouloir être, ou un manque-à-être relatif à l'analyse, et de même à propos du sujet supposé savoir, il ne leur donne pas de statut au niveau du réel, ce sont des termes qui dépendent de l'appareil d'un discours.
En revanche, Il n'y a pas de rapport sexuel et Yad'lUn, même découverts à partir de l'expérience analytique, et à partir surtout de la pensée de cette expérience, nous leur donnons une valeur au niveau du réel.
Il y a troisièmement encore une position corrélative qui est l'auto jouissance du corps. Cette auto jouissance du corps est à la fois articulée au Yad'lUn et à Il n'y a pas de rapport sexuel. Ces trois formules ont à se lire ensemble.
Ça donne une direction à l'écoute analytique.
Il y a d'abord ce que l'on appelle l'entretien préliminaire, le temps de l'entretien préliminaire qui peut être plus ou moins prolongé et où traditionnellement l'analyste avait à jauger la capacité de celui qui se présente à faire une analyse et la probabilité qu'une analyse lui fasse du bien. La cap acité à évaluer, c'était avant tout quelque chose comme, disons, son rapport au sens. J'avais déjà naguère constaté qu'aujourd'hui refuser à quelqu'un une analyse n'avait plus du tout le sens d'avant et n'était pas susceptible du même type d'évaluation parce que l'analyse, et les thérapies qui en dérivent, apparaissaient aujourd'hui comme du registre des Droits de l'Homme.
Mais on voit bien ce que cette constatation que je faisais habillait. En effet, après les entretiens préliminaires, il y a cette période merveilleuse qui a été isolée par les analystes –les Américains parlant de lune de miel de l'analyse –, et il y a la période ensuite jusqu'à la passe, qui marque une résolution du désir par sa déflation.
Maisilya – etc' est ça où Lacan, s'est le premier avancé – un au-delà de la passe dans l'analyse. Cette zone encore mal connue, encore mal pensée, précisément – elle est connue, elle est expérimentée mais insuffisamment pensée –, Lacan a essayé de l'appareiller avec son nœud borroméen où, remarquez-le, les catégories en jeu sont le réel, le symbolique et l'imaginaire et pas du tout comme tels et en premier lieu l'inconscient et les concepts freudiens. Ici, on essaie de se tenir au niveau du réel et non au niveau des hypothèses que sont le sujet supposé savoir, c'est-à-d i r e l'inconscient dans le statut que Freud lui donnait, à savoir: l'inconscient se déduit. Autrement dit, pour que l'inconscient vaille, il faut la logique. Et nous ne situons pas l'inconscient au niveau du réel, ce qui fait que quand la racine du refoulement est dénudée, on peut dire que l'inconscient est de peu de ressources – l'inconscient et l'interprétation, qui est de même niveau.
Il y a donc ici à forger du nouveau, et c'est à quoi nous nous efforcerons dans la suite de l'année.
À la semaine prochaine.