Следующая клиническая секция состоится 17.11.24. Скоро анонс!
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Жак-Ален Миллер , курс 2010-2011 гг
Бытие и Одно // Совсем Одно
8 сеанс, 23 марта 2011

Жак-Ален Миллер, курс 2010-2011 гг
Бытие и Одно // Совсем Одно
8 сеанс, 23 марта 2011
J'ai eu depuis la dernière fois quelques témoignages – trop nombreux pour que je puisse y répondre, je m'excuse auprès de ceux qui me les ont adressés – qu'un pas, semble-t-il, a été franchi la dernière fois dans – pourquoi ne pas le dire – la compréhension de ce dont il s'agit dans l'enseignement de Lacan en tant qu'il nous dirige, nous oriente dans la pratique, et spécialement donc à partir de ce que j'ai manifesté comme la dénivellation de l'être et de l'existence.

J'ai pris appui sur des références qui ne sont pas familières à la plupart de ceux qui sont ici, et qui ressortissent à la tradition philosophique. Je crois m'être retenu d'en abuser afin que vous puissiez percevoir que j'entendais ainsi vous donner un appareil qui vous permette de cadrer ce qu'on peut appeler votre écoute, dans la mesure où la plupart d'entre vous est praticienne.

C'est un apparail qui complémente apparail néo saussurien qui vous a appris à distinguer le signifiant et le signifié. À notre usage, Lacan l'avait simplifié sous les espèces d'une écriture mémorable, grand S pour signifiant sur petit s le signifié, écriture qu'il utilise et fait varier ensuite, développe pour construire les formules symétriques de la métaphore et de la métonymie dans son écrit de L'Instance la lettre.

S
_
s

Cet appareil, je le crois très largement en usage, bien au-delà de la sphère dite lacanienne. Je crois qu'il a eu ses incidences dans toute la psychanalyse et que ceux qui se décorent du titre de psychothérapeute –titre qui a été récemment officialisé, c'est-à-dire normé par un discours du maître –, ceux donc qui se décorent du titre de psychothérapeute n'en sont pas restés indemnes.

Pour m'y référer, je pourrais dire que l'être dont je vous ai parlé est au niveau du signifié tandis que l'existence est au niveau du signifiant. Pourquoi ne pas le dire au moins en première approximation, à condition de réserver tout de même une inversion de position. J'écris être au-dessus de la barre où je place existence.



Être
_______
existence

En effet, dans l'écoute, comme on dit, ce qui se présente d'abord, ce sont des significations. Ce sont elles qui vous captent, qui vous pénètrent, qui vous imprègnent et c'est déjà beaucoup dans la pratique que de parvenir à s'en détacher suffisamment pour en isoler les signifiants et à l'occasion d'interpréter à ce niveau-là, non pas à partir de la signification mais par exemple de la simple homophonie, non pas à partir du sens mais du son. Et à l'occasion cette interprétation peut se réduire à faire résonner un son, sans plus. Déjà pour ça, et pour être convaincu que ce peut être efficace, il faut une discipline qui s'acquiert et éventuellement qui se contrôle. Il faut parfois que quelqu'un rappelle à celui qui écoute de ne pas se laisser flatter par la rutilance des significations.

Puis-je amener mon appareil de l'être et de l'existence au même degré d'usage que l'appareil que j'appelais néo saussurien?

Considérons successivement ces deux termes de l'être et de l'existence. J'entends, s'il y a eu la dernière fois une trouée de compréhension, aujourd'hui l'exploiter.

Donc, l'être. L'être déborde de beaucoup l'existence, nous l'avons vu. On n'a pas attendu la psychanalyse pour s'apercevoir qu'on peut parler de ce qui n'existe pas, et même que parler, faire entrer quelque chose dans le langage, ça a plutôt tendance à le faire inexister. Éventuellement, ça le tue, c'est l'exemple que prenait Lacan dès son Séminaire I en donnant l'exemple des éléphants: prospères tant qu'ils ne rencontrent pas l'être parlant, et en difficulté à partir du moment où cet être parlant s'occupe avec un peu trop de chaleur humaine de récupérer sur la bête l'ivoire dont il fait commerce. Et la liste, depuis lors, s'est allongée des espèces animales qui ont tout lieu de se plaindre de l'être parlant, sauf qu'évidemment ils n'ont pas la parole, ce qui nous arrange bien, sauf qu'il y a des êtres parlants qui ont entrepris de parler en leur nom, jusqu'à la fantaisie de transformer les exemplaires de ces espèces animales en sujets de droit. Au-delà de la Déclaration des droits de l'homme, on médite ces temps-ci une déclaration des droits de l'animal. Et pourquoi pas, on peut faire ça aussi avec la parole, on peut parfaitement faire être les droits de l'animal. Après tout, pourquoi n'y aurait-il que les êtres parlants à en avoir, de ces droits, on pourrait étendre ça aux êtres parlés. Mais ça supposerait aussi un nombre assez considérable de tribunaux pour dire le droit. Des avocats, on en trouvera toujours – je parle au nom des sardines.

Si je continue dans la même veine, les êtres qui ne s'instituent que de la littérature trouvent aussi à plaider. Quand on veut donner une suite aux aventures de personnages notoires, on a constaté que ça pose des problèmes juridiques et qu'on ne peut pas faire n'importe quoi avec D'Artagnan ou avec madame Bovary tant qu'il y a au moins des héritiers détenteurs de droit moral qui peuvent ester en justice pour suspendre les plumes trop actives. D'où les procès qui se sont curieusement multipliés ces dernières années, et il n'y a pas de raisons que ça finisse.

Il y a donc tout lieu de poser que la parole n'est pas du tout contrainte par des considérations d'existence et qu'elle peut s'activer à propos de ce qui au niveau de l'existence n'est rien du tout. C'est ce que formule après tout le titre de Shakespeare – que j'avais cité, je crois, jadis et que j'aime beaucoup – Much ado about nothing, Beaucoup de bruit pour rien. C'est après tout une parole qui peut vous soutenir dans votre rapport à la Bibliothèque universelle, la Bibliothèque de Babel, et vous conforter dans une position que Lacan a qualifiée de passion de l'ignorance. Mais ça ne protège pas tout le monde, il y en a d'autres qui sont plutôt accablés de savoir qu'ils ne pourront jamais avoir accès qu'à un tout petit canton de cet univers.

Quoi qu'il en soit, quoi qu'il soit, cela est d'une certaine façon qui se distingue de l'existence. L'être qui tient la parole, nous l'appelons l'être de langage, on peut lui donner le nom qu'il tient de Bentham – à quoi Lacan a fait référence sur une indication de Jakobson –, des fictions.

Bentham s'est intéressé avant tout précisément au discours juridique, créateur de droits et aussi de devoirs, c'est le problème quand on veut transformer les animaux en sujets de droits: comment les trans former en sujets de devoirs?

On peut dire qu'il s'impose de protéger l'espèce des tigres, parce qu'on les a beaucoup tirés, donc vous pouvez leur donner des droits. Essayez de leur donner des devoirs: tu ne mangeras pas le bipède sans plumes. C'est bien parce qu'on a l'idée qu'on peinerait beaucoup à leur instiller le respect des dix commandements de l'animal qu'on prévoit seulement de ne pas se présenter devant eux sans défenses. C'est-à-dire qu'on peut assurer leur survie à condition de les affamer, ou au moins à condition de leur soustraire ce qu'on peut imaginer être ce dont ils se délectent. Sous cette gentillesse de les protéger s'exprime en fait le fantasme de maîtriser leur jouissance inconnue, c'est-à-dire en définitive que faire des animaux des sujets de droits, c'est le rêve d'une domestication universelle. Et en premier lieu d'ailleurs la domestication du fameux être parlant, qui se révèle toujours à la surprise des bonnes âmes un tout petit peu plus sauvage qu'on espérait. – Comment? C'est possible au XXI° siècle? – Et oui.

Donc les fictions sont des entités qui ne tiennent leur être que d'être énoncées, on peut dire définies quand il s'agit du discours juridique, on peut dire décrites quand il s'agit de la littérature - d'ailleurs parfois, il suffit d'un nom. Et dans cette veine, on peut dire que tout est littérature, ce qui veut dire que tout ne parle que de rien. Much ado about nothing dans l'histoire humaine.

Et quand Lacan nous disait que la vérité a structure de fiction, c'était pour dire qu'elle ne tient son être que du discours. Sans discours, pas de vérité.

Qui fait naître des fictions ? Elles naissent du langage quand il est manié par un maître qui énonce ce qui est. L'ontologie, c'est une élaboration de l'être et Lacan la définit par l'accentuation dans le langage de l'usage de la copule, isolée comme signifiant – vous trouvez dans Encore, page 33. L'usage dans le fil du discours du verbe être – le plus commun, quand on ne fait pas de la philosophie là – dessus - c'est de servir à relier un nom à une propriété. Quand on dit Le roi de France est chauve, l'adjectif désigne le prédicat. Le point de vue ontologie, c'est de dire Le roi de France est. En laissant tomber le chauve qu'on lui assigne comme propriété. Et voilà la question de l'être qui surgit très exactement de ce que Lacan appelle la section du prédicat: vous enlevez chauve et vous vous retrouvez devant la splendeur de l'être du roi de France - vous connaissez le portrait de Louis XIV, par Rigaud, je crois –, la splendeur du roi de France qui n'a que le seul défaut en 1905 de ne pas exister.

L'ontologie, c'est opérer la section du prédicat pour isoler la copule être comme signifiant – signifiant qui de plus n'existe pas dans toutes les langues –, ça relève d'un choix. C'est le choix qui est fondateur de notre tradition de pensée. Je dis un choix, c'est plutôt une combinaison de choix successifs, une combinaison a priori improbable, contingente, semble-t-il, entre l'ontologie grecque et ce qui est venu comme discours du côté du judaïsme.

Le discours de l'être, en son fond, c'est un discours de maître. C'est ce que Lacan indique: «Toute dimension de l'être se produit dans le courant du discours du maître».

La création de fiction fait ressortir ce prédicat du signifiant d'être impératif. Il y a là une tension entre le tout est littérature, qui fait ressortir le caractère, les effets poétiques du signifiant, et le signifiant comme impératif. Le discours philosophique à cet égard s'inscrit comme une simple variante spécialement raffinée, sophistiquée du discours du maître.

J'ai évoqué la dernière fois Brentano et son ouvrage sur les significations de l'être. Ce que Lacan y ajoute, c'est que l'être est une signification, et c'est à ce titre qu'il se dérobe, qu'il est même selon Lacan ce qui dans le langage se dérobe le plus. Et ce que Freud appelle le refoulé – qui nous sert bien encore d'appareil à l'écoute – est de cet ordre. Le refoulé, c'est un être qui surgit dans la surprise, c'est un être qui est, comme le dit Lacan dans le Séminaire XI, «non-réalisé», qui peut venir à l'être ou ne pas y venir, qui est donc un moindre être, et qui peut venir à l'être dans la parole- c'est ce dont il s'agit dans l'expérience. À l'occasion on se dit qu'un peu plus, et ce refoulé allait être, il allait se manifester.

C'est en quoi déjà dans notre usage de ce terme de refoulé, que je place ici au niveau de l'être, au niveau équivoque de l'être, on peut apercevoir la liaison de l'être et du manque qui est mise en valeur dans l'expression néo sartrienne de Lacan de manque-à-être. Il joue sur un être qui est le manque-à-être, il fait du sujet un être qui est manque- à-être. Au niveau de l'être, on peut faire ça, on peut distinguer des degrés de l'être. Pour ce que ça vaut, parce que, est-ce que madame Bovary est plus ou moins que vous-mêmes, ça se dis cute. Elle est en tout cas beaucoup plus connue.

La liaison de l'être et du manque et ces degrés de l'être sont tout à fait repérables quand il s'agit de la vérité. Parce que la vérité, c'est ainsi qu'elle se découpe dans l'expérience analytique de la façon la plus certaine, la vérité est variable, instable. Celle qui apparaît à un moment donné disparaît, s'éclipse un peu plus tard, la fois suivante. Et quand on se retourne sur les vérités dont on s'est délesté, à l'occasion c'est avec le plus grand étonnement. Donc, le destin de la vérité suit celui de l'être.

Ça vous permet d'opérer un court-circuit pour saisir le paradoxe qu'il y a à ce qu'on ait inventé un être éternel, et que Lacan encore dans son Séminaire XXIII Le Sinthome, insiste en passant sur la nécessité que l'analyste soit en garde contre l'éternité, précisément parce que l'être varie avec le temps. Et l'arracher au temps, à la fonction du temps pour le projeter dans l'éternité, ce n'est pas un crime, mais pour l'analyste, c'est une erreur.

Les Grecs, qui ont accouché de notre tradition de pensée, étaient plus prudents. Et Lacan, qui pratiquait Aristote, souligne qu'Aristote lui-même faisait de l'être un usage plus tempéré que ce à quoi on s'est adonné par la suite. Si l'être a pris le mors aux dents jusqu'à se pavaner d'éternité, on peut supposer avec Lacan que c'est sous l'influence de la parole biblique, attribuée au Dieu du buisson ardent: Je suis ce que je suis. C'est là un usage intempérant de l'être, qui vous en propose une version absolue. C'est un être sans doute qui se supporte d'une section du prédicat, mais pour combler ce trou, d'un prédicat qui redouble le verbe être – vraiment, là, vous êtes ficelés. Et la Métaphysique d'Aristote plus le buisson ardent de la Bible, ça a donné l'incroyable exaltation de l'être dans la théologie chrétienne. Quel est en fait le fondement de cette illusion d'éternité, si on en cherche un? – à ras de terre, pas dans les Cieux. C'est sans doute une sublimation de la routine de tous les jours qui fait que, comme le dit Lacan, «le signifié garde en fin de compte toujours le même sens» – plus ou moins. Plus ou moins, c'est-à-dire qu'il y a une stabilité approximative, et c'est de cette stabilité de routine des significations dont on peut imaginer qu'on ait fait l'éternité. Évidemment, quand on y regarde de plus près, on voit bien que les Anciens ne faisaient pas du tout des mêmes mots le même usage, ils ne donnaient la même signification qu e si on regarde de très loin. Dès qu'on regarde de près, on s'aperçoit des décalages, voire que ça n'a rien à voir. Et quand on regarde d'encore un peu plus près, on s'aperçoit que tout est idiosyncrasie, que les significations, dans leur intimité, sont propres à chacun. En tout cas, l'expérience analytique porte à ça – elle devrait porter à ça-, à cette méfiance à l'endroit de la compréhension. Elle peut porter tout à fait au contraire à titre de défense, et prendre le discours à la grosse.

L'idée d'être éternel s'articule dans toute une cosmologie imaginaire parce qu'elle supporte aussi la notion de monde, d'un monde qui persisterait, qui durerait et dans lequel il y aurait quelqu'un qui pourrait en prendre connaissance; une partie du monde pourrait venir à le connaître.

Cette cosmologie imaginaire n'est pas démentie, elle est au contraire isolée, cernée quand Heidegger qualifie ce qu'il isole comme le Dasein d'être dans le monde, in-der-Welt-sein.

La psychanalyse récuse la notion d'un être éternel au profit de l'être discursif, inexorablement lié à la fonction du temps. Vous pouvez vous imaginer qu'il suffit d'être athée pour être à cette mesure, ce n'est pas du tout de ça qu'il s'agit. Ce dont il s'agit, c'est d'abandonner – en tout cas, c'est à ça que Lacan nous invite –, abandonner la notion de la persistance d'un monde et de l'être parlant comme être dans le monde. Le penser comme être dans le discours interdit de lui transférer les propriétés qu'on attribuait à son être dans le monde. Accéder à ça demande une discipline trapue. Ça demande de penser aux rebours de la routine de son petit monde – qui est aussi d'ailleurs le grand. Ça demande de se rompre à ce que comporte, si elle est sérieuse, la pratique de la psychanalyse.

L'existence ne nous fait pas sortir du langage. Seulement, pour y accéder il faut prendre le langage à un autre niveau que celui de l'être. Il faut le prendre – c'est la leçon de Lacan – au niveau de l'écriture.

Il y a ceci, que l'écrit dans le langage peut s'autonomiser. Et en particulier, l'écrit fonctionne comme autonome dans la mathématique, ça n'empêche pas qu'il faille parler autour, donner du sens pour introduire cette écriture. Mais néanmoins, cet écrit-là apparaît comme un isolat dans le langage.

Je m'oblige à la simplicité pour que ça reste, que ça fasse trace. Bien entendu, la parole peut être écrite. Cette parole dont je disais les affinités à l'être, elle peut être écrite. Dans ce cas-là, appelons cet écrit: l'écrit de parole, l'écrit qui note la parole. Il y a la sténographie, qu'il faut encore ensuite déchiffrer pour la mettre en langage courant, mais cette parole peut être aussi enregistrée, communiquée par des pulsations électroniques; ce sont des modes de capture de la parole par des instruments qui sont à son service.

Ce que j'évoque est autre chose, c'est l'écriture que j'appellerai d'existence. C'est une écriture qui n'est pas écriture de la parole. À ce titre on peut la dire écriture pure, maniement de la lettre, de la trace. Parce qu'il ne s'agit pas de penser qu'il n'y a de lettres que de l'alphabet; les chiffres à cet égard sont lettres aussi. Là, le signifiant opère coupé de la signification.

Et c'est à ce niveau-là qu'on peut saisir une existence sans monde. C'est l'écriture dont se soutient le discours scientifique, au moins dans sa partie mathématique. Et la science ruine le monde. Je veux dire qu'au niveau du discours scientifique, le monde dans lequel barbote le Dasein, le monde qu'on croit connaître, le monde avec lequel on co-naît – c'est-à-dire qu'on naît en même temps que lui –, au niveau du discours scientifique, ce monde se décompose.

Dans la science, et même si les scientifiques ne s'en aperçoivent pas, il n'y a pas de monde. Voyez ce qu'énonce Lacan, toujours dans Encore, page 37: «À partir du moment où vous pouvez ajouter aux atomes ce truc qu'on appelle le quark [la découverte était relativement plus récente à l'époque], vous devez quand même vous rendre compte qu'il s'agit d'autre chose que d'un monde». On n'a plus de rapports avec une totalité harmonieuse. Plus question d'un macrocosme qui serait reflété par un microcosme, mais pas non plus d'un spectacle du monde qui s'étalerait pour le bénéfice du sujet de la représentation. Ici, l'existence se réduit au il existe x tel que fonction de x.


Bien entendu, j'en parle pour l'introduire, mais ce dont il s'agit, c'est d'enchaîner une écriture qui se développe selon sa propre nécessité. Mais ne squeezons pas ce moment. Ça se lit, je vous le lis.

Eh bien précisément, ici, il s'agit de lecture, il ne s'agit pas d'écoute.

Ce qu'on écoute, ce sont des significations, et elles évoquent en vous de la compréhension parce qu'il y a toujours là une jouissance qui est impliquée. Et comme je l'ai dit, il faut faire effort pour en séparer le signifiant.

En effet, quand il s'agit d'écoute, on part du petit s, signifié, et on tente d'en isoler le signifiant.

La lecture, c'est autre chose. La lecture part du signifiant et, éventuellement, ça peut donner lieu à des significations et il y a un écart entre écoute et lecture.

Et pour passer de l'une à l'autre, il faut en passer par l'écrit.

Plutôt que de se gargariser de son écoute, occupons-nous de votre lecture. L'interprétation, c'est une lecture. L'interprétation ne porte qu'à condition d'être une lecture. C'est pourquoi Lacan peut dire que le sujet de l'inconscient, vous le supposez savoir lire.

Que ceci soit clair. Deux statuts du signifiant. Dans l'usage de Lacan, il y a clairement une amphibologie de ce terme. Il y a le signifiant qui note la parole, et celui- là est second. Mais il y a le signifiant comme tel, celui qui se lit purement et simplement, et celui-là est premier par rapport au signifié.

On peut l'appeler la lettre – Lacan le fait à l'occasion – à condition, je l'ai dit, de ne pas se cantonner aux vingt-six lettres de l'alphabet; les nombres naturels, et les autres qui ne le sont pas et qui s'inventent tous les jours, sont de cet ordre et ils ne notent pas des significations.

C'est ce signifiant-là, premier, dont Lacan peut dire qu'il est comme une substance. Il dit exactement: «Il y a une substance qui tient tout entière en ce qu'il y a du signifiant» – il faut l'entendre, ce n'est pas un terme forcément à conserver trop longtemps, celui de substance.

C'est ainsi qu'on peut dire que les mathématiques se déploient au-delà du langage dans la mesure où ce que nous appelons le langage est fait de l'union du signifiant et du signifié; et Lacan le dit à l'occasion dans ces termes. C'est là le langage qui nous impose l'être, l'être éventuellement éternel; le langage donne naissance à des êtres variables, fragiles, dont la dénotation ­– pour parler comme Russell –, dont la référence,la Bedeutung – pour employer le mot de Frege – leur échappe.

Et c'est précisément parce que l'être apparaît comme fuyant, incertain quand on parle, qu'on est conduit à imaginer un être en-deçà du langage. Autrement dit, on est conduit par ce halo d'être qui entoure l'usage du langage à penser que nous n'avons accès qu'aux apparences et que nous sommes séparés par le mur du langage de ce qui serait l'être.

C'est ce à quoi, tel que je l'entends et que je le lis, Lacan nous invite à renoncer. C'est un appareil – vraiment élémentaire tel que je l'ai réduit ici – très prégnant dans notre tradition philosophique, avec toutes les variations qu'on peut faire, d'assimiler, de dire qu'en fait l'apparence, c'est l'être véritable etc., la subversion nietzschéenne conduirait à ça.

La psychanalyse conduit à autre chose. Elle conduit non pas à poser un être en-deçà, mais, dans les termes de Lacan, poser un être à côté. Un être para, qui est précisément ce que nous donne le langage. Donc, ce qui se substitue à ce schéma – je respecte provisoirement le dessin du mur du langage –, c'est le par-être, un être qui est toujours à côté, et derrière le mur du langage, l'existence.

À quoi il faut ajouter cette différence que pour nous il n'y a pas de mur du langage, mais seulement si nous arrivons à concevoir que l'écriture atteint et constitue l'existence. Autrement dit, il y a une conjonction du par-être et de la parole qui est à son comble quand on s'exprime dans les termes l'être parlant et il y a une conjonction essentielle entre l'existence et l'écriture – l'écriture que j'ai dite première.

À quoi il faut ajouter cette différence que pour nous il n'y a pas de mur du langage, mais seulement si nous arrivons à concevoir que l'écriture atteint et constitue l'existence. Autrement dit, il y a une conjonction du par-être et de la parole qui est à son comble quand on s'exprime dans les termes l'être parlant et il y a une conjonction essentielle entre l'existence et l'écriture – l'écriture que j'ai dite première.

C'est un appareil, celui-là, qui est nécessaire pour lire comme il convient la proposition qu'il n'y a pas de rapport sexuel, dont Lacan dit à l'occasion qu'il ne peut pas être écrit et qu'il est inexistant. Et il le dit dans la mesure où l'écriture est la mesure de l'existence.

Il y a des apparences qui suppléent au rapport sexuel, il y a des par-êtres qui ne tiennent leur être que du langage, et ils sont appareillés à des fictions qui sont instituées tantôt par le signifiant impératif, c'est-à-dire par la Loi, par ce qu'on appelle la religion – comme s'il s'agissait là d'un seul domaine alors qu'elles sont bien hétérogènes; on crée des catégories comme le sacré pour réunir tout ça dans un grand sac mais dès qu'on regarde de plus près, ça se différencie; n'entrons pas là-dedans –, des fictions instituées par le signifiant impératif et tantôt par la simple routine des significations, qui en matière de sexualité sont spécialement contradictoires.

La fiction qui par excellence supplée à ce qui ici n'existe pas, c'est l'amour. C'est l'amour dont je disais – ça ne me paraissait pas sot – que c'était une constante anthropologique. Quelqu'un avançait que tout homme – au sens générique, l'exemplaire d'humanité –, tout homme sait qu'il est mortel et est amoureux. L'amour, crée, fait être un Un imaginaire, isole un seul être, celui qui quand il vous manque, tout est dépeuplé – c'est un vers de Lamartine, et c'est le seul vers de Lamartine que j'aime, parce que c'est un vers lacanien et qui vise très juste, comme j'aime bien d'ailleurs le titre d'un roman de Mauriac, Le Désert de l'amour, qui consonne avec Lamartine. L'amour a cette propriété d'isoler un Un, évidemment c'est un ersatz du Un vraiment intéressant, le signifiant Un, mais celui-là, vous n'en êtes pas amoureux. Vous, mais il y en a d'autres qui ont pu en être amoureux, comme Plotin par exemple. Lui était amoureux du signifiant Un comme vous l'êtes de tel Un ou telle Une imaginaire.

Le transfert analytique, à cet égard, est fait de la même étoffe que cet amour-là, l'amour vrai – pour ce que vaut la vérité. Il est fait de la même étoffe, c'est-à-dire d'une étoffe de par-être. L'amour ne vous donne pas accès à l'existence, il ne vous donne accès qu'à l'être et c'est pourquoi l'être éternel, on s'imagine qu'il exige votre amour – ça donne le soupçon que peut-être si vous l'aimiez un peu moins, il serait un peu moins éternel.

Le lieu de l'Autre, qu'on appelle le lieu de la vérité, c'est le lieu des par- êtres, et l'analyste au lieu de l'Autre, dans cette logique, il faut dire qu'il est de la même étoffe ni plus ni moins que Dieu. C'est d'ailleurs ce qui fondait Freud à considérer en s'appuyant sur la psychanalyse que la religion était une illusion.

Le Un imaginaire que dégage, que suppose et que crée l'amour fait de vous son corrélat. C'est ce qui justifie qu'on attribue à l'amour un statut narcissique.

L'Un d'amour est tout à fait distinct de l'Un d'existence. L'Un d'existence tient à un effet d'écrit et non pas à un effet de signification. C'est la valeur de l'indication que donne Lacan quand il formule que c'est dans le jeu même de l'écrit que nous avons à trouver le point d'orientation de notre pratique. Ça veut dire d'abord que dans l'écoute, ce qui compte, c'est la lecture, et ce qu'il vise, c'est l'écrit primaire, non pas l'écrit notant la parole. Cet écrit primaire que j'ai essayé la dernière fois d'inscrire par un Un majuscule de forme latine auquel j'ai conjoint ce rond supposé indiquer un manque, le manque de cette première marque dont je vous ai dit qu'il valait comme l'ensemble vide de la théorie.

Lacan, tout au long de son enseignement, a insisté sur un point classique: la différence de la théorie des classes et de la théorie des ensembles. Là –dessus, il faut être au clair.

Dans la théorie des classes, il n'y a que des êtres qui sont ceci ou cela. D'abord, il n'y a que des êtres. C'est dans la théorie des ensembles qu'on arrive à manier l'absence d'êtres. Dans la théorie des classes, il n'y a que des êtres, qui sont ceci ou cela, qui ont des prédicats, et dans une classe, ces êtres sont rassemblés en fonction de leur prédicat, selon le grand principe logique: qui se ressemble s'assemble.

En revanche, entre les éléments d'un ensemble, il n'y a pas de ressemblance. Ce qu'on met ensemble, c'est leur seul point commun, c'est ce qui se compte pour un, au moins dans la perspective qu'on appelle extensionnelle. On met ensemble – et Lacan le souligne – des choses qui n'ont entre elles strictement aucun rapport. Elles ne se ressemblent par aucune propriété, par aucune forme, par aucune donnée imaginaire, par aucune signification, tout ce que les élé ments ont de commun, c'est d'être des uns et d'appartenir à tel ensemble marqué de telle lettre. Après, on opère avec ça.

Seulement, dans la théorie des ensembles, en plus on compte l'ensemble vide. Il n'apparaît pas quand on compte les éléments, mais il apparaît quand on compte ce qu'on appelle les parties de l'ensemble, les sous-ensembles. Il apparaît comme par miracle, et comme un Un-en-plus.

Le Un, comment est-il venu dans notre monde? Il est venu dans le monde par le signifiant, par le fait qu'il y a du langage, et une fois introduit dans le monde, il le décompose.

Dire qu'il y a une substance signifiante, dire qu'il y a de l'Un – et cet Un on ne peut pas le déduire, il est premier, il arrive au monde avec le langage – oblige à en faire comme une substance. Substance veut dire ici: pas de genèse. Et c'est dans la mesure où on pose comme une donnée première il y a de l'Un qu'on est conduit à isoler la jouissance comme une autre substance.

On a glosé, moi le premier, sur la substance jouissante que Lacan amène dans son Séminaire Encore, mais cette substance jouissante est strictement corrélative de la notion, je dirais approximative, de la substance signifiante.

Substance jouissante, qui est d'un tout autre registre, puisqu'elle assignée au corps, mais à condition, dit Lacan, qu'elle se définisse seulement de ce qui se jouit. Ça veut dire que le corps dont il s'agit ici ne se définit pas par l'image, comme le corps du Stade du miroir, il ne se définit pas par la forme, et il ne se définit pas même par le Un, Un-corps. Il ne se définit pas même comme ce qui jouit, mais ce qui se jouit. Donnons-lui d'abord la valeur qu'implique ici sa connexion à la substance: un corps qui jouit de lui- même. Ce n'est pas le corps de ce qui serait le rapport sexuel. Le corps qui est là visé est un corps au niveau de l'existence.

Là, nous avons dégagé comme un dualisme de la substance: la substance signifiante et la substance jouissante. À l'opposé de ce qui est le monisme d'un Spinoza, avec sa substance unique: Dieu ou la nature. Chez Spinoza, on peut dire que la substance est purement signifiante, et elle se laisse - en tout cas, c'était l'idéal –, elle se laisse intégralement mathématiser, ce qui pour lui voulait dire géométriser, euclidianiser; on peut procéder par théorème et démonstration parce qu'il n'est question que de signifiants. Dans l'itinéraire où il essaie de faire passer le sujet, celui- ci devrait rencontrer à son culmen l'amour, soigneusement étiqueté: amour intellectuel de Dieu. C'est un amour de Dieu qui est sensé se tenir au niveau du signifiant mais qui n'en serait pas moins source de béatitude, c'est-à-dire de jouissance infinie.

Comment retrouver ici, au terme d'un parcours démonstratif tout entier au niveau du signifiant, comment retrouver la jouissance sans poser à côté de la substance signifiante une substance jouissante.

Chez Lacan, on voit se mouvoir deux substances extérieures l'une à l'autre: la signifiante et la jouissante, qui comme répercutent la différence freudienne de l'inconscient et du ça. Sauf que, quand il les pose, Lacan implique aussitôt une satisfaction au niveau de l'inconscient. Et après avoir lié apparemment la substance et le corps d'une façon indissoluble, il amène contradictoirement une satisfaction qui se supporte du langage: la jouissance du blablabla.

On peut dire qu'ici le langage est à saisir au niveau de ce qui s'imprime sur le corps, avec effet de jouissance: le Un s'imprime sur le corps. C'est dans cette mesure que le langage peut être dit un appareil de la jouissance.

C'est ce que Freud avait découvert sous les espèces de la castration. Il avait découvert qu'avec le langage s'introduisait une perte de jouissance qui se trouvait répercutée pour lui comme faute, comme culpabilité. Mais il y a là, si je puis dire, trop de sens.

Lacan, dans le sillage de cette découverte, ne dit pas castration, ne dit plus castration – ou il le dit de temps en temps pour rappeler ses racines –, Lacan dit simplement: dérèglement, le Un introduit un trouble de jouissance. On s'est supposé que la jouissance du corps comme telle est homéostatique, c'est ce qu'on imagine précisément de la jouissance de l'animal, voire de celle de la plante, qu'elle est régulée. Et le langage introduit dans ce registre de la jouissance – Freud disait la castration, Lacan dit autre chose, qui englobe la castration – la répétition du Un qui commémore une irruption de jouissance inoubliable. Le sujet se trouve dès lors lié à un cycle de répétitions dont les instances ne s'additionnent pas et dont les expériences ne lui apprennent rien. C'est ce qu'on appelle aujourd'hui l'addiction pour qualifier cette répétition de jouissance. On l'appelle addiction précisément parce que ça n'est pas une addition, parce que les expériences ne s'additionnent pas.

Cette répétition de jouissance se fait hors -sens, et on s'en plaint. C'est aussi par là que Lacan a pu généraliser l'instance de cette jouissance muette qu'il découvrait dans la sexualité féminine. Au fond, il l'a étendue dans un second temps au mâle aussi, pour dire que c'est elle qui donne le statut fondamental de la jouissance comme opaque au sens.

C'est pour ça qu'il a dû inventer de revenir à l'écriture du sinthome, qui se distingue du symptôme. Le symptôme freudien précisément fait sens, alors que le sinthome purement et simplement se répète. Le symptôme freudien contient une vérité qu'on peut rêver de révéler, le sinthome n'est pas corrélatif d'une révélation mais d'un constat. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il est susceptible de se dénuder, de quitter l'habillage que lui donnent des par-êtres. Et le fameux objet petit a, c'est-à-dire ce qui de la jouissance fait sens, le petit a est aussi un par-être.

La jouissance répétitive, la jouissance qu'on dit de l'addiction – et précisément, ce que Lacan appelle le sinthome est au niveau de l'addiction –, cette jouissance répétitive n'a de rapport qu'avec le signifiant Un, avec le S1. Ça veut dire qu'elle n'a pas de rapport avec le S2, qui représente le savoir. Cette jouissance répétitive est hors-savoir, elle n'est qu'auto-jouissance du corps par le biais du S1 sans S2. Et ce qui fait fonction de S2 en la matière, ce qui fait fonction d'Autre de ce S1, c'est le corps lui-même.

Cette jouissance inconnue, c'est l'étude de la sexualité féminine qui a permis à Lacan de lever un coin du voile sur elle, c'est ce qu'il développe dans le Séminaire Encore. Mais de là par après, bien sûr il l'a trouvée aussi chez le mâle, où, dirais-je, elle est encore plus cachée, sous les rodomontades de la jouissance phallique.

Elle se manifeste en clair chez les hommes qui choisissent de ne pas passer par la jouissance phallique. C'est le résultat d'une ascèse, chez les hommes mystiques, par exemple. Elle se manifeste aussi dans un cas comme celui de Joyce, ou chez ceux qui installent à la place de l'Au tre autre chose que le corps de la femme, ceux qui installent à cette place Dieu ou lalangue, comme le fait Joyce, et qui entreprennent d'en jouir. Et c'est au moins la marque que la jouissance comme telle n'a pas le moindre rapport avec le rapport sexuel.

Ça, il faut dire, ça nous amène au réel, qui est à ce niveau où l'existence se conjugue à l'écriture, hors-sens. Mais c'est ce que cherchait Freud lui-même quand il essayait de fonder ce qu'il découvrait dans l'analyse au niveau des neurones. C'est ce que poursuivent les neurosciences, la recherche d'un réel hors-sens; mais avec la biologie, le sens, il s'en introduit toujours. Et ce réel, Lacan le trouve dépouillé de tout sens au niveau des mathématiques.

Je disais deux substances, le signifiant et la jouissance. En fait, le réel est la conjonction des deux. Parce que la conjonction du signifiant, du S1 et de la jouissance, c'est toujours une conjonction contingente, c'est ce qui se raconte en analyse, la contingence de la rencontre entre le signifiant et la jouissance, et les voies spéciales, toujours tordues, imprévisibles qui apparaissent après-coup nécessaires par lesquelles cette conjonction s'est opérée.

C'est à ce niveau que, bien sûr, on peut formuler Le réel est sans loi. Le réel qui est sans loi, c'est celui de la conjonction du signifiant et de la jouissance.

Et on le voit par le mode d'entrée de l'expérience inoubliable de jouissance qui sera commémorée par la répétition. Son mode d'entrée, c'est toujours l'effraction, dans tous les cas auxquels on a accès par l'analyse. L'effraction, c'est-à-dire pas la déduction, pas l'intention, pas non plus l'évolution mais la rupture, la disruption par rapport à un ordre préalable qui est fait ou de la routine du discours par lequel tiennent les significations ou de la routine qu'on imagine du corps animal. Et cette rupture se traduit dans tous les cas par un dérèglement. Ce dérèglement que Freud a capturé dans la signification de la castration et dans le théâtre de l'interdiction œdipienne. Ce théâtre, il faut dire, a pâli parce que l'ordre symbolique n'est plus ce qu'il était, aujourd'hui au XXI° siècle.

C'est donc dans le fil où nous conduit Lacan que nous avons à orienter notre pratique.

À la semaine prochaine.
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Tilda