J'ai eu depuis la dernière fois quelques témoignages – trop nombreux pour que je puisse y répondre, je m'excuse auprès de ceux qui me les ont adressés – qu'un pas, semble-t-il, a été franchi la dernière fois dans – pourquoi ne pas le dire – la compréhension de ce dont il s'agit dans l'enseignement de Lacan en tant qu'il nous dirige, nous oriente dans la pratique, et spécialement donc à partir de ce que j'ai manifesté comme la dénivellation de l'être et de l'existence.
J'ai pris appui sur des références qui ne sont pas familières à la plupart de ceux qui sont ici, et qui ressortissent à la tradition philosophique. Je crois m'être retenu d'en abuser afin que vous puissiez percevoir que j'entendais ainsi vous donner un appareil qui vous permette de cadrer ce qu'on peut appeler votre écoute, dans la mesure où la plupart d'entre vous est praticienne.
C'est un apparail qui complémente apparail néo saussurien qui vous a appris à distinguer le signifiant et le signifié. À notre usage, Lacan l'avait simplifié sous les espèces d'une écriture mémorable, grand S pour signifiant sur petit s le signifié, écriture qu'il utilise et fait varier ensuite, développe pour construire les formules symétriques de la métaphore et de la métonymie dans son écrit de L'Instance la lettre.
S
_
s
Cet appareil, je le crois très largement en usage, bien au-delà de la sphère dite lacanienne. Je crois qu'il a eu ses incidences dans toute la psychanalyse et que ceux qui se décorent du titre de psychothérapeute –titre qui a été récemment officialisé, c'est-à-dire normé par un discours du maître –, ceux donc qui se décorent du titre de psychothérapeute n'en sont pas restés indemnes.
Pour m'y référer, je pourrais dire que l'être dont je vous ai parlé est au niveau du signifié tandis que l'existence est au niveau du signifiant. Pourquoi ne pas le dire au moins en première approximation, à condition de réserver tout de même une inversion de position. J'écris être au-dessus de la barre où je place existence.
Être
_______
existence
En effet, dans l'écoute, comme on dit, ce qui se présente d'abord, ce sont des significations. Ce sont elles qui vous captent, qui vous pénètrent, qui vous imprègnent et c'est déjà beaucoup dans la pratique que de parvenir à s'en détacher suffisamment pour en isoler les signifiants et à l'occasion d'interpréter à ce niveau-là, non pas à partir de la signification mais par exemple de la simple homophonie, non pas à partir du sens mais du son. Et à l'occasion cette interprétation peut se réduire à faire résonner un son, sans plus. Déjà pour ça, et pour être convaincu que ce peut être efficace, il faut une discipline qui s'acquiert et éventuellement qui se contrôle. Il faut parfois que quelqu'un rappelle à celui qui écoute de ne pas se laisser flatter par la rutilance des significations.
Puis-je amener mon appareil de l'être et de l'existence au même degré d'usage que l'appareil que j'appelais néo saussurien?
Considérons successivement ces deux termes de l'être et de l'existence. J'entends, s'il y a eu la dernière fois une trouée de compréhension, aujourd'hui l'exploiter.
Donc, l'être. L'être déborde de beaucoup l'existence, nous l'avons vu. On n'a pas attendu la psychanalyse pour s'apercevoir qu'on peut parler de ce qui n'existe pas, et même que parler, faire entrer quelque chose dans le langage, ça a plutôt tendance à le faire inexister. Éventuellement, ça le tue, c'est l'exemple que prenait Lacan dès son Séminaire I en donnant l'exemple des éléphants: prospères tant qu'ils ne rencontrent pas l'être parlant, et en difficulté à partir du moment où cet être parlant s'occupe avec un peu trop de chaleur humaine de récupérer sur la bête l'ivoire dont il fait commerce. Et la liste, depuis lors, s'est allongée des espèces animales qui ont tout lieu de se plaindre de l'être parlant, sauf qu'évidemment ils n'ont pas la parole, ce qui nous arrange bien, sauf qu'il y a des êtres parlants qui ont entrepris de parler en leur nom, jusqu'à la fantaisie de transformer les exemplaires de ces espèces animales en sujets de droit. Au-delà de la Déclaration des droits de l'homme, on médite ces temps-ci une déclaration des droits de l'animal. Et pourquoi pas, on peut faire ça aussi avec la parole, on peut parfaitement faire être les droits de l'animal. Après tout, pourquoi n'y aurait-il que les êtres parlants à en avoir, de ces droits, on pourrait étendre ça aux êtres parlés. Mais ça supposerait aussi un nombre assez considérable de tribunaux pour dire le droit. Des avocats, on en trouvera toujours – je parle au nom des sardines.
Si je continue dans la même veine, les êtres qui ne s'instituent que de la littérature trouvent aussi à plaider. Quand on veut donner une suite aux aventures de personnages notoires, on a constaté que ça pose des problèmes juridiques et qu'on ne peut pas faire n'importe quoi avec D'Artagnan ou avec madame Bovary tant qu'il y a au moins des héritiers détenteurs de droit moral qui peuvent ester en justice pour suspendre les plumes trop actives. D'où les procès qui se sont curieusement multipliés ces dernières années, et il n'y a pas de raisons que ça finisse.
Il y a donc tout lieu de poser que la parole n'est pas du tout contrainte par des considérations d'existence et qu'elle peut s'activer à propos de ce qui au niveau de l'existence n'est rien du tout. C'est ce que formule après tout le titre de Shakespeare – que j'avais cité, je crois, jadis et que j'aime beaucoup – Much ado about nothing, Beaucoup de bruit pour rien. C'est après tout une parole qui peut vous soutenir dans votre rapport à la Bibliothèque universelle, la Bibliothèque de Babel, et vous conforter dans une position que Lacan a qualifiée de passion de l'ignorance. Mais ça ne protège pas tout le monde, il y en a d'autres qui sont plutôt accablés de savoir qu'ils ne pourront jamais avoir accès qu'à un tout petit canton de cet univers.
Quoi qu'il en soit, quoi qu'il soit, cela est d'une certaine façon qui se distingue de l'existence. L'être qui tient la parole, nous l'appelons l'être de langage, on peut lui donner le nom qu'il tient de Bentham – à quoi Lacan a fait référence sur une indication de Jakobson –, des fictions.
Bentham s'est intéressé avant tout précisément au discours juridique, créateur de droits et aussi de devoirs, c'est le problème quand on veut transformer les animaux en sujets de droits: comment les trans former en sujets de devoirs?
On peut dire qu'il s'impose de protéger l'espèce des tigres, parce qu'on les a beaucoup tirés, donc vous pouvez leur donner des droits. Essayez de leur donner des devoirs: tu ne mangeras pas le bipède sans plumes. C'est bien parce qu'on a l'idée qu'on peinerait beaucoup à leur instiller le respect des dix commandements de l'animal qu'on prévoit seulement de ne pas se présenter devant eux sans défenses. C'est-à-dire qu'on peut assurer leur survie à condition de les affamer, ou au moins à condition de leur soustraire ce qu'on peut imaginer être ce dont ils se délectent. Sous cette gentillesse de les protéger s'exprime en fait le fantasme de maîtriser leur jouissance inconnue, c'est-à-dire en définitive que faire des animaux des sujets de droits, c'est le rêve d'une domestication universelle. Et en premier lieu d'ailleurs la domestication du fameux être parlant, qui se révèle toujours à la surprise des bonnes âmes un tout petit peu plus sauvage qu'on espérait. – Comment? C'est possible au XXI° siècle? – Et oui.
Donc les fictions sont des entités qui ne tiennent leur être que d'être énoncées, on peut dire définies quand il s'agit du discours juridique, on peut dire décrites quand il s'agit de la littérature - d'ailleurs parfois, il suffit d'un nom. Et dans cette veine, on peut dire que tout est littérature, ce qui veut dire que tout ne parle que de rien. Much ado about nothing dans l'histoire humaine.
Et quand Lacan nous disait que la vérité a structure de fiction, c'était pour dire qu'elle ne tient son être que du discours. Sans discours, pas de vérité.
Qui fait naître des fictions ? Elles naissent du langage quand il est manié par un maître qui énonce ce qui est. L'ontologie, c'est une élaboration de l'être et Lacan la définit par l'accentuation dans le langage de l'usage de la copule, isolée comme signifiant – vous trouvez dans Encore, page 33. L'usage dans le fil du discours du verbe être – le plus commun, quand on ne fait pas de la philosophie là – dessus - c'est de servir à relier un nom à une propriété. Quand on dit Le roi de France est chauve, l'adjectif désigne le prédicat. Le point de vue ontologie, c'est de dire Le roi de France est. En laissant tomber le chauve qu'on lui assigne comme propriété. Et voilà la question de l'être qui surgit très exactement de ce que Lacan appelle la section du prédicat: vous enlevez chauve et vous vous retrouvez devant la splendeur de l'être du roi de France - vous connaissez le portrait de Louis XIV, par Rigaud, je crois –, la splendeur du roi de France qui n'a que le seul défaut en 1905 de ne pas exister.
L'ontologie, c'est opérer la section du prédicat pour isoler la copule être comme signifiant – signifiant qui de plus n'existe pas dans toutes les langues –, ça relève d'un choix. C'est le choix qui est fondateur de notre tradition de pensée. Je dis un choix, c'est plutôt une combinaison de choix successifs, une combinaison a priori improbable, contingente, semble-t-il, entre l'ontologie grecque et ce qui est venu comme discours du côté du judaïsme.
Le discours de l'être, en son fond, c'est un discours de maître. C'est ce que Lacan indique: «Toute dimension de l'être se produit dans le courant du discours du maître».
La création de fiction fait ressortir ce prédicat du signifiant d'être impératif. Il y a là une tension entre le tout est littérature, qui fait ressortir le caractère, les effets poétiques du signifiant, et le signifiant comme impératif. Le discours philosophique à cet égard s'inscrit comme une simple variante spécialement raffinée, sophistiquée du discours du maître.
J'ai évoqué la dernière fois Brentano et son ouvrage sur les significations de l'être. Ce que Lacan y ajoute, c'est que l'être est une signification, et c'est à ce titre qu'il se dérobe, qu'il est même selon Lacan ce qui dans le langage se dérobe le plus. Et ce que Freud appelle le refoulé – qui nous sert bien encore d'appareil à l'écoute – est de cet ordre. Le refoulé, c'est un être qui surgit dans la surprise, c'est un être qui est, comme le dit Lacan dans le Séminaire XI, «non-réalisé», qui peut venir à l'être ou ne pas y venir, qui est donc un moindre être, et qui peut venir à l'être dans la parole- c'est ce dont il s'agit dans l'expérience. À l'occasion on se dit qu'un peu plus, et ce refoulé allait être, il allait se manifester.
C'est en quoi déjà dans notre usage de ce terme de refoulé, que je place ici au niveau de l'être, au niveau équivoque de l'être, on peut apercevoir la liaison de l'être et du manque qui est mise en valeur dans l'expression néo sartrienne de Lacan de manque-à-être. Il joue sur un être qui est le manque-à-être, il fait du sujet un être qui est manque- à-être. Au niveau de l'être, on peut faire ça, on peut distinguer des degrés de l'être. Pour ce que ça vaut, parce que, est-ce que madame Bovary est plus ou moins que vous-mêmes, ça se dis cute. Elle est en tout cas beaucoup plus connue.
La liaison de l'être et du manque et ces degrés de l'être sont tout à fait repérables quand il s'agit de la vérité. Parce que la vérité, c'est ainsi qu'elle se découpe dans l'expérience analytique de la façon la plus certaine, la vérité est variable, instable. Celle qui apparaît à un moment donné disparaît, s'éclipse un peu plus tard, la fois suivante. Et quand on se retourne sur les vérités dont on s'est délesté, à l'occasion c'est avec le plus grand étonnement. Donc, le destin de la vérité suit celui de l'être.
Ça vous permet d'opérer un court-circuit pour saisir le paradoxe qu'il y a à ce qu'on ait inventé un être éternel, et que Lacan encore dans son Séminaire XXIII Le Sinthome, insiste en passant sur la nécessité que l'analyste soit en garde contre l'éternité, précisément parce que l'être varie avec le temps. Et l'arracher au temps, à la fonction du temps pour le projeter dans l'éternité, ce n'est pas un crime, mais pour l'analyste, c'est une erreur.
Les Grecs, qui ont accouché de notre tradition de pensée, étaient plus prudents. Et Lacan, qui pratiquait Aristote, souligne qu'Aristote lui-même faisait de l'être un usage plus tempéré que ce à quoi on s'est adonné par la suite. Si l'être a pris le mors aux dents jusqu'à se pavaner d'éternité, on peut supposer avec Lacan que c'est sous l'influence de la parole biblique, attribuée au Dieu du buisson ardent: Je suis ce que je suis. C'est là un usage intempérant de l'être, qui vous en propose une version absolue. C'est un être sans doute qui se supporte d'une section du prédicat, mais pour combler ce trou, d'un prédicat qui redouble le verbe être – vraiment, là, vous êtes ficelés. Et la Métaphysique d'Aristote plus le buisson ardent de la Bible, ça a donné l'incroyable exaltation de l'être dans la théologie chrétienne. Quel est en fait le fondement de cette illusion d'éternité, si on en cherche un? – à ras de terre, pas dans les Cieux. C'est sans doute une sublimation de la routine de tous les jours qui fait que, comme le dit Lacan, «le signifié garde en fin de compte toujours le même sens» – plus ou moins. Plus ou moins, c'est-à-dire qu'il y a une stabilité approximative, et c'est de cette stabilité de routine des significations dont on peut imaginer qu'on ait fait l'éternité. Évidemment, quand on y regarde de plus près, on voit bien que les Anciens ne faisaient pas du tout des mêmes mots le même usage, ils ne donnaient la même signification qu e si on regarde de très loin. Dès qu'on regarde de près, on s'aperçoit des décalages, voire que ça n'a rien à voir. Et quand on regarde d'encore un peu plus près, on s'aperçoit que tout est idiosyncrasie, que les significations, dans leur intimité, sont propres à chacun. En tout cas, l'expérience analytique porte à ça – elle devrait porter à ça-, à cette méfiance à l'endroit de la compréhension. Elle peut porter tout à fait au contraire à titre de défense, et prendre le discours à la grosse.
L'idée d'être éternel s'articule dans toute une cosmologie imaginaire parce qu'elle supporte aussi la notion de monde, d'un monde qui persisterait, qui durerait et dans lequel il y aurait quelqu'un qui pourrait en prendre connaissance; une partie du monde pourrait venir à le connaître.
Cette cosmologie imaginaire n'est pas démentie, elle est au contraire isolée, cernée quand Heidegger qualifie ce qu'il isole comme le Dasein d'être dans le monde, in-der-Welt-sein.
La psychanalyse récuse la notion d'un être éternel au profit de l'être discursif, inexorablement lié à la fonction du temps. Vous pouvez vous imaginer qu'il suffit d'être athée pour être à cette mesure, ce n'est pas du tout de ça qu'il s'agit. Ce dont il s'agit, c'est d'abandonner – en tout cas, c'est à ça que Lacan nous invite –, abandonner la notion de la persistance d'un monde et de l'être parlant comme être dans le monde. Le penser comme être dans le discours interdit de lui transférer les propriétés qu'on attribuait à son être dans le monde. Accéder à ça demande une discipline trapue. Ça demande de penser aux rebours de la routine de son petit monde – qui est aussi d'ailleurs le grand. Ça demande de se rompre à ce que comporte, si elle est sérieuse, la pratique de la psychanalyse.
L'existence ne nous fait pas sortir du langage. Seulement, pour y accéder il faut prendre le langage à un autre niveau que celui de l'être. Il faut le prendre – c'est la leçon de Lacan – au niveau de l'écriture.
Il y a ceci, que l'écrit dans le langage peut s'autonomiser. Et en particulier, l'écrit fonctionne comme autonome dans la mathématique, ça n'empêche pas qu'il faille parler autour, donner du sens pour introduire cette écriture. Mais néanmoins, cet écrit-là apparaît comme un isolat dans le langage.
Je m'oblige à la simplicité pour que ça reste, que ça fasse trace. Bien entendu, la parole peut être écrite. Cette parole dont je disais les affinités à l'être, elle peut être écrite. Dans ce cas-là, appelons cet écrit: l'écrit de parole, l'écrit qui note la parole. Il y a la sténographie, qu'il faut encore ensuite déchiffrer pour la mettre en langage courant, mais cette parole peut être aussi enregistrée, communiquée par des pulsations électroniques; ce sont des modes de capture de la parole par des instruments qui sont à son service.
Ce que j'évoque est autre chose, c'est l'écriture que j'appellerai d'existence. C'est une écriture qui n'est pas écriture de la parole. À ce titre on peut la dire écriture pure, maniement de la lettre, de la trace. Parce qu'il ne s'agit pas de penser qu'il n'y a de lettres que de l'alphabet; les chiffres à cet égard sont lettres aussi. Là, le signifiant opère coupé de la signification.
Et c'est à ce niveau-là qu'on peut saisir une existence sans monde. C'est l'écriture dont se soutient le discours scientifique, au moins dans sa partie mathématique. Et la science ruine le monde. Je veux dire qu'au niveau du discours scientifique, le monde dans lequel barbote le Dasein, le monde qu'on croit connaître, le monde avec lequel on co-naît – c'est-à-dire qu'on naît en même temps que lui –, au niveau du discours scientifique, ce monde se décompose.
Dans la science, et même si les scientifiques ne s'en aperçoivent pas, il n'y a pas de monde. Voyez ce qu'énonce Lacan, toujours dans Encore, page 37: «À partir du moment où vous pouvez ajouter aux atomes ce truc qu'on appelle le quark [la découverte était relativement plus récente à l'époque], vous devez quand même vous rendre compte qu'il s'agit d'autre chose que d'un monde». On n'a plus de rapports avec une totalité harmonieuse. Plus question d'un macrocosme qui serait reflété par un microcosme, mais pas non plus d'un spectacle du monde qui s'étalerait pour le bénéfice du sujet de la représentation. Ici, l'existence se réduit au il existe x tel que fonction de x.