Cet Un originel du signifiant, préalable aux nombres, dans l'analyse, il est mis au travail. C'est le principe même de l'association libre et c'est à ce titre que Lacan l'appelle l'Un-dire. Et c'est à partir de lui que viennent ensuite à se tirer la suite des nombres, que viennent ensuite à exister les 1 qui s'inscrivent de signes différents dans la suite des nombres.
Cet Un tout seul, lui n'a pas d'Autre. Et c'est ce que signifie Lacan quand il dit page 116 de Encore – évidemment, on lit surtout Encore pour son érotique, pour ce qui y est dit du rapport sexuel, du coup on néglige ce qui est du registre hénologique, or l'érotique de Lacan ne fait pas sens sans son hénologie – c'est pourquoi, disais-je, Lacan pouvait dire: «L'autre ne s'additionne pas à l'Un. L'Autre s'en différencie».
Sur ce petit schéma, où est-il, l'Autre? L'autre est là où s'inscrit l'ensemble vide, précis ément comme un lieu, et si on le dit «lieu d'être», c'est précisément parce que c'est un lieu d'inexistence. C'est un lieu qui est fait de l'éclipse du Un originel. D'où la formule que Lacan a pu lancer, très précise: «L'Autre, c'est l'Un-en-moins», désignant ainsi cette zone circulaire que j'ai ici inscrite. Et on peut même dire, pour raffiner, que l'Autre, c'est l'Une-en- moins, et retrouver à partir de là comme la matrice des formules de la sexuation que Lacan propose.
La suite des nombres procède de cet Un originel, les nombres sont tous faits de la même façon, ils ne sont rien d'autre que des uns, comme l'indique le symbole de la récurrence: +1. Tous les noms de nombre répercutent le sign ifiant Un, et c'est au titre de cette répercuss ion que Lacan peut dire dans les Autres écrits, page 554, que les nombres sont du registre du réel. C'est au titre de répercuter l'Un originel.
Si je voulais ici parodier Sartre, je dirais: l'hénologie précède l'ontologie. Comme le discours l'être. Et cet Un, c'est aussi ce d'où procède la science, c'est ce dont elle implique la présence dans le réel qu'elle manie. C'est ce que Lacan impute à l'Un quand il dit: le Un engendre la science, il y a de l'Un dans la nature. Et ça, c'est un savoir que le sujet du signifiant peut rejoindre, manier et faire accoucher de puissances inédites. Toujours pour le plus grand bien de l'humanité. Exemple: le nucléaire.
Le nucléaire, ça nous connaît. Cette puissance, on l'a domestiquée. Ce réel, on est allé le chercher dans les profondeurs de la nature, on sait l'activer, l'intensifier et le faire produire. Le seul problème, c'est que le savoir que nous avons du savoir dans le réel, ça ne couvre pas tout le champ. Il y a une puissance dans la nature apparemment qui ne se laisse pas domestiquer par le savoir dans le réel que nous pouvons acquérir jusqu'à présent. C'est fâcheux. C'est fâcheux parce que ça donne l'Apocalypse. Peut-être pas pour toujours, mais jusqu'à présent, il y a quelque chose dans la géologie qui ne se laisse pas encore déchiffrer, c'est-à-dire chiffrer. Tout ce qu'on peut faire, c'est lui fourrer un thermomètre dans le derrière et quand ça monte un peu trop on dit: Alerte. Mais en général, on a entre trois quarts d'heure et cinq minutes. Ce n'est pas tout à fait suffisant.
On essaie de lui soustraire des chiffres, à la nature, à la géologie, à la Terre, on essaie de déduire une loi, mais le fait est qu'on ne sait pas encore inhiber ni même prévoir les glissements de terrain et des plaques tectoniques, l'élan des tsunamis, l'irruption des tremblements de terre et donc on voit – si on survit, peut-être qu'on pourra le calculer plus tard –, mais pour l'instant on voit la contingence faire irruption dans les calculs. Spectacle grandiose de ce que j'appellerais un événement de Terre, qui nous représente le réel sans loi.
Évidemment, c'est bien fait pour qu'on s'interroge sur le point de savoir si le discours de la science ne serait pas par hasard animé par la pulsion de mort. Si, à son acmé, il ne serait pas fait peut-être pour abolir l'humanité. Résorber l'être parlant-parlé. Résorber l'être en proie au signifiant Un. J'entendais dans le taxi qui m'emmenait ici que l'empereur du Japon prie. Ce n'est pas absolument fait pour donner confiance.
Le réel au sens de Lacan, pour en pénétrer les arcanes, il faut se familiariser avec l'usage duil existe en logique. C'est pour ça que le plus simple est de partir de la scission que Frege a opérée entre Sinn et Bedeutung.
Bedeutung peut se traduire comme la signification et c'est en ce sens que Lacan dit Die Bedeutung des Phallus. Il faut dire que Freud emploie fréquemment le mot, et dans ce sens-là. Et sans doute Lacan l'a-t-il employé parce qu'il y voyait aussi une façon de faire allusion à l'usage de Frege. Mais chez Frege Bedeutung se traduit comme la référence, ce qui dénote, pour employer un autre vocabulaire, c'est-à-dire ce qui pointe vers une existence.
Sinn, c'est sens, ou c'est signific a tion, c'est ce qui dit l'essence, ce qui décrit quelque chose, ce qui décerne des attributs ou des propriétés à quelque chose.
Si je voulais encore parodier la phrase de Sartre à la Frege, je dirais: la Bedeutung précède le Sinn. Mais ça n'est pas ce que dit Frege, il ne dit pas que l'un précède l'autre, mais qu'existence et essence, ça fait deux.
L'essence, la description, le nom [inaudible] bien être essence d'un être mais n'assurent d'aucune existence. Cercle carré ça fait sens, ne serait-ce que pour dire que le cercle carré, il n'y en a pas; une licorne se décrit, se représente, on en rêve – au moins Serge Leclaire – même si dans la nature, ça ne se rencontre pas. Vous pouvez parfaitement admettre ça dans votre ontologie, si ça vous chante. Comme je l'ai dit, une ontologie, c'est élastique, l'ontologie, c'est une bonne fille, elle se prête aux austères comme aux prodigues. Voyez d'ailleurs ce qui reste dans les mémoires sous le nom du rasoir d'Occam.
Ça remonte au XIVe siècle. C'était l'avis donné qu'il ne fallait pas multiplier les êtres au-delà du nécessaire. Entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem, tout le monde peut comprendre ça. C'est d'ailleurs sous cette forme que ça s'est transmis – dans Occam on trouve, semble-t-il, une formule voisine mais pas exactement similaire que je m'abstiens de vous citer. C'est un principe d'économie: des êtres il en faut mais pas trop, pas au-delà du besoin, il faut y aller doucement avec l'être. Un être, ça va, trois, bonjour les dégâts. Et il y a en effet comme une ivresse de l'ontologie.
Il y a par exemple un logicien, fin XIX°, début XX°, qui a été médité par Bertrand Russell qui s'appelait Me inong. Lui, c'était l'ultra libéral, il avait une ontologie où tout ce qu'on dit pouvait entrer. Mais enfin toutes ces discussions ne sont là que pour montrer qu'on s'arrange toujours avec l'ontologie. En définitive, c'est une question de sagesse – dont je parlais l'année dernière –, le rasoir d'Occam dit: en ontologie, rien de trop, et en particulier le moins d'hypothèses possibles, allez au plus simple. Le résultat, c'est que quand Napoléon avait dit: mais enfin, monsieur de Laplace, je ne trouve pas mention de Dieu dans votre système, Laplace lui avait répondu: Sire, je n'ai pas besoin de cette hypothèse.
Mais il y a une hypothèse de Lacan,encesens. C'estencesens qu'il emploie le mot page 129 de Encore:
«Mon hypothèse [et c'est en quelque sorte l'hypothèse minimale de la psychanalyse], c'est que l'individu qui est affecté de l'inconscient est le même [que celui] que j'appelle le sujet d'un signifiant».
Et d'ailleurs, d'une façon générale, ce que Lacan appelle le sujet, c'est l'hypothèse par excellence, c'est-à-dire ce qui se pose dessous. C'est ça que veut dire le grec d'hypothèse. Le sujet est supposé au signifiant, au savoir et cette supposition, c'est l'inconscient même.
Faites attention que c'est une suppos ition ontologique. La supposition de l'inconscient, c'est une supposition ontologique qu'on l'écrive, qu'on lui donne le sens du manque d'être, sujet barré, ou qu'on parle d'être parlant, ou de parlêtre, et Lacan, quand il utilise le terme d'être parlant et de parlêtre ne manque jamais de dire qu'il n'a d'être que de parler. Toute la question est de savoir, dans ce fil, l'inconscient – et c'est ce que Lacan a fait durant tout son enseignement –, l'inconscient apparaît comme ontologique. Et c'est seulement à la pointe, entre deux virgules dans une parenthèse, que Lacan a pu dire qu'il se pourrait que l'inconscient soit réel.
Ce qui n'est pas être mais réel en tout cas, c'est le signifiant. Et c'est même parce qu'il y a du signifiant dans le réel qu'on est conduit à lui supposer un être qu'on appelle Dieu. Mais si Dieu il y a, il ne peut être qu'inconscient. C'est pourquoi la science n'a pas du tout résorbé les religions, comme on s'imaginait au beau temps du positivisme. Au contraire, Dieu en a repris de la vigueur, à partir du signifiant dans le réel. Mais, si Dieu il y a, le jour est bien tombé pour dire qu'il ne sait certainement pas ce qu'il fait. C'est- à-dire qu'il fait des dégâts.
En même temps, d'ailleurs, je trouve formidable qu'il y ait tout plein de révolutions ces temps-ci, qui visent aussi le Un sous les espèces: dégage. En effet, le Un encombre mais le Un dont il s'agit dans ces mouvements de masse, à la différence de l'Apocalypse nucléaire, c'est le Un numérique, c'est le Un hiérarchique. C'est au numéro Un qu'on dit: dégage. Il faut faire une différence entre le Un de pouvoir et le Un de savoir. Mais toute différence qu'on fera entre les deux n'empêche pas qu'on n'arrive à se débarrasser d'aucun. Au fond, je pourrais écrire cet aucun comme ça:
OK-Un
qui nous assure qu'en définitive nous y consentons.
Faisons maintenant retour à la scission Sinn et Bedeutung, c'est-à- dire signification et référence, être et existence, sens et réel. Il y a quelqu'un qui a fait quelque chose qui est comme un mot d'esprit mais qui n'en a pas moins inspiré les réflexions des logiciens pen dant tout le XXe siècle, au moins de ces logiciens qui s'occupaient du rapport de leurs écritures avec la langue de tous les jours. Ça tient en quelques pages, et c'est un article de quelqu'un dont Lacan a beaucoup pratiqué l'œuvre – à en croire les références, nombreuses, qu'il lui fait –, Bertrand Russell. C'est un article qui s'appelle On denoting, de 1905, Sur la dénotation. En termes frégéens, on dirait Sur la référence; nous dirions Sur l'existence. Dans cet article, il s'occupe à extraire, à faire saillir dans tout énoncé l'acte référentiel. Je ne vois pas pourquoi je ne reprendrais pas un des énoncés familiers par quoi cet article est resté, une proposition célèbre: Le présent roi de France est chauve. Dit en 1905, en pleine IIIe République. Ça n'empêche pas que ça fait sens: la royauté, la France, plus la calvitie, ça s'articule. On comprend ça, de la même façon qu'on comprendrait quelqu'un qui dirait: pas du tout, regardez ses beaux cheveux. Mais enfin, il faut dire, c'est l'exemple d'un Anglais, avec une petite pointe de francophobie. Derrière ça, il y a l'idée évidemment que les Français sont des beaux parleurs, ce sont les princes du blablabla et que, eux, les Anglais, ils ont la tête plus près du bonnet, et puis ils sont regardants à la dépense, y compris en matière d'ontologie, d'ailleurs Occam était anglais.
Sous sa couronne, pas un cheveu. Je verrais volontiers dans cette calvitie royale une allusion à l'ensemble vide, d'autant plus justifiée que de roi de France en 1905, il n'y en a pas-pas davantage en 2011. Et ça n'empêche pas d'en parler, de le décrire et de lui attribuer la calvitie, ou quoi que ce soit d'autre. Ou bien on le fait entrer dans le paradis de Meinong- on fait entrer le roi de France de 1905 dans le paradis de Meinong où il salue la licorne, rend hommage au cercle carré, et tous les trois vont parler au chapelier fou, c'est le monde de Meinong –, ou on fait entrer le roi de France chauve de 1905 dans l'ensemble vide, et on dit: si exquise que soit cette description du roi de France chauve de 1905, toujours est-il que sa référence n'est que l'ensemble vide. Et à ce moment-là, l'ensemble vide, c'est vraiment la poubelle de l'ontologie, c'est vraiment le canal d'évacuation de tous les êtres qui ne passent pas le filtre de l'existence.
Ainsi, la trouvaille de Russell, c'est de diviser le dit, et de dire: d'un côté, il y a la description, qu'il appelle la description définie, c'est le Sinn de Frege: le roi de France est chauve – comme on peut dire le roi de France est grand, le roi d'Angleterre est blond etc. –, mais ça laisse ouverte la question de savoir s'il y a ou non un roi de France, et ça dit: la question du il y a doit toujours être posée quelque soit la splendeur de la description, la question du il existe.
Donc, d'u n côté, dans toute propos ition nous avons une liste de propriétés, des qualités, des significations-être roi de France, être chauve etc. – mais une dénivellation par rapport à la question qu'il faut faire surgir: est-il vrai qu'il existe quelque chose qui répond à cette description ou non?
Puisqu'on peut parfaitement décrire quelque chose qui n'existe pas.
On doit donc toujours faire surgir la question du il existe quelque chose ou quelqu'un, un terme qui a ces propriétés. Les propriétés, du point de vue de l'existence, ce n'est pas sérieux. D'ailleurs, j'en trouvais un exemple d'Alphonse Allais. C'est bref, c'est l'histoire d'un gars qui dit: moi, je suis un type du genre de Balzac, je bois trop de café; je suis un type dans le genre de Napoléon, m a femme s'appelle Jos éphine etc. Voilà ce que c'est les propriétés. Eh bien, par rapport aux propriétés, la question sérieuse, c'est la question du il existe. Le sens est au niveau de la description et disons en termes logiques, de la fonction; le réel est au niveau du il existe.
C'est là qu'on introduit cet x qu'on appelle la variable. Le Sinn, la description se résume logiquement dans la lettre grand F de la fonction et on décrit, et on aligne les attributs. Et on attribue tout ça à on ne sait quoi dont on marque la place en écrivant x entre parenthèses.
F(x)
On dit que c'est une variable, pas pour dire que ça varie, pour dire qu'on ne sait pas s'il y a quelque chose de réel qui peut venir à remplacer ce trou. Et ce qui est la constante, c'est le quelque chose qui peut remplir ce trou et qui dans tous les cas ne sera qu'un signifiant. Ça ne sera qu'un exemplaire du signifiant Un.
Mais je ne renie pas le terme de variable, simplement, pour la cons tante, j'utiliserai l'adjectif que j'emprunte au logicien Kripke dans sa théorie des noms propres, je dirai que c'est le rigide. À côté de la variable, il y a le rigide, qui, lui, est l'index de l'existence.
Dans tous les cas, quelque soit le nom dont on le décore, la nature de ce qui existe est d'une nature signifiante. C'est dans ce contexte que s'inscrit le Il n'y a pas le rapport sexuel crié par Lacan. Il n'y a pas le rapport sexuel au niveau du réel. Et d'abord parce qu'au niveau du réel, c'est le Un qui règne, pas le deux. Le rapport sexuel ne fleurit qu'au niveau du sens. Et Dieu sait si ses significations sont équivoques et variables.
Le il existe dans la psychanalyse, Freud l'a appelé la fixation, il l'a repéré comme fixation. Et pendant tout un temps, Lacan n'a pas du tout rapproché il existe et le signifiant, ne croyez pas ça. Dans la majeure partie de son enseignement, vous savez bien qu'au contraire pour lui, le signifiant, c'est ce qui remue, le signifiant, c'est éminemment ce qui est variable, et c'est ça que comporte l'usage récurrent chez Lacan du terme de dialectique. La diale ctique, ça dit tout et son contraire, et ça vaut en particulier pour le signifiant en tant que conjoint à ses e ffets de signification.
C'est par rapport à un signifiant au niveau de l'être, c'est par rapport à ça que Lacan a distingué l'angoisse comme ce qui ne trompe pas, et j'avais justement expliqué dans ce cours que sa définition de l'angoisse comme l'affect qui ne trompe pas prenait sa valeur de ce qu'au contraire le signifiant trompe et passe son temps à ça, le signifiant conçu comme l'instrument des sophistes et des rhéteurs.
Lacan allait donc chercher la cons tante, allait chercher ce qui reste fixe du côté de ce qu'il appelait l'objet petit a.
Sa dialectique évidemment est relative à l'ontologie, et justement elle perd ses droits quand il s'agit du signifiant Un comme corrélatif du il existe. Là, plus de dialectique, et d'ailleurs le terme alors disparaît du discours de Lacan et il est remplacé par la suprématie de la logique.
En même temps que corrélatif du signifiant Un, du signifiant rigide, s'inscrit la jouissance opaque au sens. La jouissance opaque au sens, c'est une référence de l'ordre du réel. Rien à voir avec l'objet petit a. L'objet petit a était au contraire chez Lacan la jouissance transparente au sens, la jouissance qui a du sens, la jouissance qui est sens, et même qui est joui-sens, avec l'équivoque.
Et avec ce que je scande de l'enseignement de Lacan, nous sommes vraiment à l'envers de ce qui fut l'essentiel de son chemin et c'est un fait que cet envers, c'est lui qui nous en a frayé le chemin, qui passe aujourd'hui entre les deux bornes corrélatives du signifiant Un et de la jouissance opaque au sens. Tous ces termes, évidemment, je les ai déjà mentionnés, frayés devant vous à partir de Lacan, je crois que je leur ai donné aujourd'hui un placement inédit et j'espère vous avoir tout de même un peu amusés.
Voilà.