Жак-Ален Миллер , курс 2010-2011 гг
Бытие и Одно // Совсем Одно
6 сеанс, 9 марта 2011

Жак-Ален Миллер, курс 2010-2011 гг
Бытие и Одно // Совсем Одно
6 сеанс, 9 марта 2011
Aujourd'hui, je vais solder un vieux compte que j'ai avec Lacan, depuis mes vingt ans. Quelque chose qui m'avait produit un certain déplaisir jadis, et que je n'avais pas eu l'occasion d'aborder avec lui. Mais enfin, c'est resté là et ça s'inscrit bien dans ce que je trace cette année.

Ça remonte à un moment très précis qui est indicable dans le livre Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, à la fin, où Lacan à l'époque laissait s'exprimer quelques auditeurs. Vous voyez inscrit: «Questions et réponses manquent». En effet, par extraordinaire, dans la sténographie, l'échange n'a pas été transcrit, peut-être que ça émergera un jour. C'était la première fois que je m'adressais à Lacan en public - j'avais eu l'occasion, si je me souviens bien, dans la semaine, non, je crois que c'est après, d'aller le voir rue de Lille –, donc la première fois que je m'adressais à Lacan. Il a fait une réponse à cette question, et en voyant le début du chapitre III, la semaine suivante, on peut reconstituer ce que je lui avais dit, au moins percevoir de quoi il s'agissait. Il a été fort gentil avec moi, il a salué ma construction, et d'ailleurs, juste après ma question, il a fait un petit mot pour mon mentor, Louis Althusser – à qui il devait sa place à l'École Normale –, un petit mot qu'Althusser m'a montré où il était simplement écrit: «Plutôt bien, votre gars». J'étais en effet de l'équipe de ces élèves de l'École Normale qui se référaient à Althusser et qui se dénommaient eux-mêmes althussériens. Lacan y résume ma question dans ces termes:

«La semaine dernière, mon introduction de l'inconscient par la structure d'une béance a fourni l'occasion à un de mes auditeurs, Jacques-Alain Miller, d'un excellent tracé de ce que, dans mes écrits précédents, il a reconnu comme la fonction structurante d'un manque, et il l'a rejoint par un arc audacieux à ce que j'ai pu désigner, en parlant de la fonction du désir, comme le manque-à-être.

Ayant réalisé cette synopsis qui n'a sûrement pas été inutile, au moins pour ceux qui avaient déjà quelques notions de mon enseignement, il m'a interrogé sur mon ontologie.

Je n'ai pas pu répondre dans les limites qui sont imparties au dialogue par l'horaire, et il aurait convenu que j'obtins de lui tout d'abord la précision de ce en quoi il cerne le terme d'ontologie. Néanmoins, qu'il ne croie pas que j'ai trouvé la question du tout inappropriée».

Et Lacan aborde le cours de la semaine en soulignant que ce qu'il appelle alors la «béance de l'inconscient» mérite d'être dite pré-ontologique: la première émergence de l'inconscient ne prête pas à l'ontologie, n'est pas de l'ordre de l'être et du non-être, mais, dit-il, du «non-réalisé».

Il y a quelque chose déjà à l'époque qui m'a agacé – mais enfin, j'étais couvert de fleurs, je n'allais pas protester –, c'est que ça n'est pas moi qui amenais le terme d'ontologie. Mon souvenir est très précis en la matière, au point que je n'ai même pas vérifié dans le texte, j'avais dégoté non seulement ce que Lacan appelait le manque-à- être mais précisément l'expression sous sa plume, et mon souvenir me dit dans son écrit qui s'intitule La direction de la cure, l'expression: «manque ontologique». Et c'est précisément parce que je trouvais à l'époque, comme aujourd'hui, le terme d'ontologie déplacé en la matière que j'avais interrogé et poliment pris à partie Lacan sur son usage du terme d'ontologie. Et vous remarquerez que dans ce qu'il énonce la semaine suivante, c'est moi qui suis décoré du terme d'ontologie, que je l'interroge sur son ontologie!, qu'il faudrait d'abord savoir ce que je veux dire par là!, et que de toute façon, quand l'inconscient émerge, nous sommes dans la pré-ontologie. Passons.

Mais on trouve une autre référence au même épisode si vous voulez bien vous reporter à l'écrit de Lacan qui figure dan s la recueil intitulé Autres écrits, page 426, sous le titre Radiophonie et où vraiment on croirait qu'à peine Lacan met les pieds dans ce repaire de philosophes, n'est-ce pas, aussitôt on l'assaille avec des questions d'ontologie – alors que c'était lui, l'ontologue!

«[...] je fis retour à l'ENS [il souligne les initiales qui font ens, un étant], le premier jour que j'y pris place, je fus interpelé sur l'être que j'accordais à tout ça. D'où je déclinai d'avoir à soutenir ma visée d'aucune ontologie».

Oui, c'était toute la question. Pourquoi avoir dit: manque ontologique?

«C'est à ce qu'elle fut, visée, d'un auditoire à rompre à ma logie, de son onto je faisais l'honteux».

Donc, il s'est passé quelque chose, pour Lacan. Il a fait l'honteux de son ontologie.

«Toute honte bue maintenant, je répondrai, et pas par quatre chemins [il ne répond pas par quatre chemins, mais il répond en 1970 à quelque chose que je lui ai dit en 1964!]».

«Mon épreuve ne touche à l'être qu'à le faire naître de la faille que produit l'étant de se dire». Etc.

Eh bien, ça s'inscrit dans un discours qui, à part ça, est assez véhément à l'adresse des psychanalystes, et où il a, le malheureux, à répondre des reproches qui lui sont faits sur son copinage excessif avec ceux qu'on appelait à l'époque dans le milieu analytique lacanien, avec un mélange de mépris et de terreur, les normaliens.

Voilà ce que je voudrais mettre au programme aujourd'hui, cette difficulté avec l'ontologie, avec – je suis forcé de préciser – la doctrine de l'être. Lacan a eu un problème avec l'ontologie. Et j'annonce tout de suite que ce n'est pas un débat secondaire, c'est une question centrale, et qu'elle se règle dans le cours de son enseignement par un recours au terme qui lui est polairement opposé: l'ontique. Dans l'ontologie, il est question de l'être, l'ontique concerne ce qu'on appelle dans le jargon l'étant – j'ai déjà dit, pas un g, un t, pour finir – à savoir, ce qui est. Voilà le chemin à parcourir, et l'enjeu de ce chemin, ça n'est pas la philosophie de l'affaire, l'enjeu de ce chemin, c'est la catégorie dont nous faisons usage, qui nous paraît aujourd'hui indispensable à un juste maniement de l'expérience analytique, à savoir la catégorie du réel. Elle ne se dégage, cette catégorie, avec toute sa puissance conceptuelle, qu'à condition de cerner, de limiter la fonction de l'être.

Pour vous remettre de ce début où je souligne ce qui a pu, dans mon for intérieur, m'agacer dans les énoncés de Lacan, je commencerai par vous lire quelques lignes qui expriment très bien, et dans une prose qui n'est pas sans accents poétiques, les affinités des mathématiques et du réel. Celui qui s'exprime ainsi sur le mathématicien est un philosophe, professeur et journaliste, pour lequel Lacan d'ailleurs n'a eu que des sarcasmes, mais ces sarcasmes sont sans doute la trace d'une dilection de jeunesse – comme c'est le cas pour Paul Valéry qu'il moque, mais on a le témoignage que, jeune psychiatre, Lacan ne jurait que par lui, avait son nom constamment à la bouche, au moins pour séduire la dame qui nous en a donné le témoignage écrit. Voilà le passage que je vous lis pour cadrer les affinités, disais-je, des mathématiques et du réel:

«Le mathématicien ne pense jamais sans objet. Je dis bien plus; je dis que c'est le seul homme qui pense un objet tout nu. Défini, construit, que ce soit figure tracée ou expression algébrique. Il n'en est pas moins vrai qu'une fois cet objet proposé, il n'y a aucune espérance de le vaincre, j'entends le fondre, le dissoudre, le changer, s'en rendre maître enfin, par un autre moyen que la droite et exacte connaissance et le maniement correct qui en résulte. Le désir, la prière, la folle espérance y peuvent encore moins que dans le travail sur les choses mêmes, où il se rencontre bien plus qu'on ne sait, et enfin une heureuse chance qui peut faire succès de colère. Un coup désespéré peut rompre la pierre. L'objet du mathématicien offre un autre genre de résistance, inflexible, mais par consentement et je dirais même par serment. C'est alors que se montre la nécessité extérieure, qui offre prise. Le mathématicien est de tous les hommes celui qui sait le mieux ce qu'il fait». [La citation est extraite de Esquisses de l'homme (1927), chapitre 44, Le mathématicien, daté du 24 juin 1924]

L'auteur, c'est ce personnage éminent de la IIIe République et qui fonctionna comme le penseur de référence du parti radical à son apogée, je veux dire celui qui avait pris pour pseudonyme, par lequel il est connu, simplement Alain. Alain, qui a enseigné en khâgne, à Henri IV, qui n'a jamais voulu bouger de là, qui a refusé tous les honneurs – il y a été le professeur de philosophie de Sartre – et il a été l'auteur de nombreux ouvrages et en particulier de celui-ci: Mars ou la guerre jugée, qui rapporte son expérience de la guerre de 14-18, où il a été engagé volontaire, alors qu'il aurait pu être réformé, et il en a rapporté cet ouvrage qui est celui d'un «Guerrier appliqué», pour reprendre le titre qu'a salué Lacan du livre de Jean Paulhan, lui de la Deuxième Guerre mondiale.

Je ne vais pas m'étendre sur la philosophie d'Alain, je dirai simplement, pour me centrer sur ce texte, qu'il invente de définir le mathématicien comme un prolétaire, il veut dire par là que dans le travail du mathématicien, il n'y a pas place pour la politesse ou la flatterie ou le mensonge, il a affaire aux choses et non pas aux passions, il n'a pas à persuader ou à plaider. Tandis que le bourgeois, pour Alain, se définit au contraire par le fait qu'il mobilise et maîtrise un appareil de signes mais qu'il n'est pas directement en contact avec les choses. Dessous, il y a une philosophie qui oppose la parole et l'action, qui est un peu sommaire, en effet, et il dit qu'il est encore plus, que «dans le travail sur les choses mêmes», il y a enc ore la place pour la chance, c'est parce qu'au fond, il lui arrive de parler par exemple du plombier un peu dans les mêmes termes que du mathématicien. L'habileté manuelle, dit-il, dispense de la politesse.

Mais ce que j'en retiens, c'est autre chose, c'est qu'en effet, quand on a affaire à ce qu'il appelle les passions, comme les philosophes les appellent, on les dirige par la rhétorique, on s'y rapporte par l'art du bien dire, et d'ailleurs quand les érudits cherchent à recomposer la théorie des passions chez Aristote, ils vont d'abord voir dans sa Rhétorique, c'est-à-dire, là où il s'agit de l'art d'émouvoir. Et dans ce texte, il dessine l'objet du mathématicien comme ne se laissant pas émouvoir, comme rebelle, rétif précisément à toutes les affèteries et les blandices de la parole. Il fait donc bien voir l'opposition polaire qu'il y a entre rhétorique et mathématique: «le désir, la prière, la folle espérance», selon lui en tout cas n'ont pas place, ne peuvent rien sur l'objet des mathématiciens.

Là, il faut se souvenir de ce que Lacan n'a pas reculé à dire: je suis un rhéteur. Il faut l'entendre non pas comme déclaration de son goût ou de ses capacités sinon précisément comme ceci que le psychanalyste, lui, a affaire à une chose qui se meut et s'émeut par la parole, il a affaire – et c'est pour ça que je dis: chose et pas: objet- la chose du psychanalyste est à l'opposé de ce qu'est dans cette présentation l'objet du mathématicien. C'est ça que veut dire: L'inconscient est structuré comme un langage. Ça veut dire qu'il est mû par la parole. On parle de la formation du psychanalyste: quand il y a formation, apprentissage, c'est avant tout-on le voit dans la pratique de ce qu'on appelle le contrôle –, c'est avant tout une formation rhétorique: qu'es t-ce qu'il faut dire et ne pas dire? On apprend comment agir par la parole sur les passions, c'est-à-dire sur le désir, qui les résume toutes. C'est ça qu'on appelle l'interprétation.

Sans doute Lacan s'est-il référé à la linguistique au début de son enseignement, mais c'était en vue d'une pratique rhétoricienne, et finalement ce qu'il a extrait de plus saillant de la linguistique, c'est la réduction opérée sur la rhétorique par Roman Jakobson, qui a réduit la rhétorique à deux grandes figures de style: la métaphore et la métonymie; et Lacan a dit: Eurêka!, j'ai trouvé ce dont j'avais besoin.

Et c'est bien parce que le psychanalyste a affaire – à la différence du mathématicien – à une chose qui s'émeut par la parole, qui se mobilise, comme nous disons dans notre jargon, par la parole, que Lacan définit ce qu'il appelle la Chose freudienne comme une chose qui prend la parole. Et dans son écrit qui porte ce titre, il la fait parler d'elle -même pour dire: «Moi la vérité, je parle». Vous n'entendrez jamais un objet mathématique vous dire ça. C'est précisément parce que la Chose freudienne parle qu'on peut parler avec elle, et que le psychanalyste est supposé être celui qui sait parler avec elle, qui sait la faire parler et parler avec elle. Il suffit de se rapporter à l'expérience du rêve dans l'expérience analytique, à la façon dont le rêve est mémorisé par exemple les veilles de reprise d'analyse quand il y a eu une interruption, ou comment on observe en début d'analyse les rêves qui émergent comme signes que la chose commence à être émue, et chez certains sujets pour qui le rêve est un index essentiel de leur vérité, on voit au cours de la cure se modifier le style des rêves. J'ai eu comme ça une jeune femme qui arrivait avec des rêves qui étaient aquatiques et glauques, dont ce qui lui restait c'était de patauger dans une sorte de puits ou de glisser dans des mers opaques. Et puis, prenant goût à rapporter ses rêves, à partir en effet d'un élément qui tout de même s'était dégagé, que j'avais pu choper, nous avons assisté tous les deux, du même côté, comme dit Lacan, du même côté par rapport à la chose, nous avons assisté tous les deux à la façon dont le rêve changeait de style: un personnage commençait à apparaître, un autre, des objets, distingués, et puis tout un petit monde qui en deux ans s'est mis à prendre la place de ce qui au début mettait à l'affiche la masse informe, en même temps qu'elle se dégageait de l'emprise d'un désir qui obturait, qui inhibait chez elle y compris son développement intellectuel. Et on sait la ductilité du rêve à la situation avec l'analyste, on en a l'exemple, et comment le rêve devient l'élément d'un véritable dialogue qui s'avère vraiment par ses traits de tromperie. Je vous renvoie à ce que Freud souligne dans les rêves du cas dit de «La jeune homosexuelle» et la reprise que Lacan en fait.

Au moins, dans le rêve on a le sentiment de toucher du doigt la chose qui parle et cette chose, la Chose freudienne, Lacan la définit comme vérité, et au fond, c'est ce qui débouche sur la formule qui a paru le comble, le sommet de son enseignement, la formule du: ça parle. La Chose freudienne, ça parle. Il en a fait le mot essentiel de la découverte de Freud, et en particulier la découverte que là où ça souffre, ça parle. Pour le dire en termes plus techniques, le symptôme est structuré comme un langage, ou appartient à un ordre de langage, est une parole qui appartient à un ordre de langage; le symptôme est une parole refusée, une parole méconnue, une parole inconsciente qu'il s'ag it de faire revenir.

Il y a un secret du ça parle de Lacan. Le secret du ça parle se traduit en termes métapsychologiques, si je puis emprunter aux deux topiques de Freud par cette formule: le ça n'est pas autre chose que l'inconscient. Les deux se confondent, et le premier enseignement de Lacan est édifié sur cette confusion. C'est sur la base de cette confusion qu'il peut dire que ce qui est déterminant pour le sujet, c'est le symbolique, ses mécanismes, ses effets. C'est-à-dire que ce qui est déterminant pour le sujet, c'est la parole en tant qu'elle crée, qu'elle fait être la vérité – pas de vérité sans parole – et la créant, elle peut la créer de travers, elle peut l'entraver, cette vérité, aussi bien.

Le réel, dans le premier enseignement de Lacan, es t dehors, et l'imaginaire, dont je soulignais la dernière fois qu'il était associé à l'inertie pour Lacan, n'est «qu'ombres et reflets», comme c'est dit au début des Écrits page 11, premier texte des Écrits, première page du Séminaire sur «La lettre volée»: «qu'ombres et reflets».

Je simplifie sans doute mais à peine, en traduisant ça: avec la parole, tout est possible; si l'inconscient est symbolique, tout est possible. L'atmosphère qui se dégage des premiers écrits de Lacan dans son enseignement, je simplifie encore, c'est l'atmosphère d'un monde sans réel. C'est pourquoi c'est si entraînant, c'est un discours conquérant, auquel rien ne résiste, précisément. Oh, je ne critique pas, il fallait sans doute ça en 1952-53 pour bousculer, faire sauter le bouchon qu'il y avait sur la psychanalyse, il fallait sans doute cette éclipse du ça dans l'inconscient. Et c'est sur cette base, sur le désir de démontrer ça, le désir d'argumenter ça – les arguments, on les trouve toujours, surtout quelqu'un comme Lacan, la question, ce n'est pas de répéter les arguments de Lacan, c'est de saisir quelle est la cause qu'il défend –, et dans son premier enseignement, il est parfaitement limpide que voilà la cause qu'il défend.

Freud, bien sûr, dit: le ça, lieu des pulsions, le silence règne. Eh bien, Lacan incessamment argumente avec une subtilité remarquable, ou avec ce qu'il appelle – j'ai trouvé l'expression en relisant une fois de plus un passage des Écrits –, ce qu'il appelle une «inexorable finesse». Eh bien, avec une inexorable finesse, Lacan s'emploie à démontrer que peu ou prou la pulsion, c'est aussi une parole. C'est une demande, une exigence, une revendication, certes silencieuse, mais le silence ne nous dérange pas du tout pour l'attribuer au champ du langage. Ça ne nous fait pas peur puisque nous sommes capables d'écrire page 816 – je l'ai déjà cité mais j'y reviens, j'y reviens parce qu'il m'a fallu du temps pour me décrocher de ça pour voir le relief – «la pulsion, [le sujet y est] d'autant plus loin du parler que plus il parle». C'est imbattable! Dès lors, Lacan écrit la pulsion – parce que tout de même entre une phrase et la pulsion freudienne, il y a quelque distinction –, il l'écrit S barré poinçon grand D, c'est une forme de demande où le sujet s'évanouit, la demande disparaît aussi- c'est le couteau sans lame auquel on a enlevé la manche-mais reste la coupure et avec la coupure, nous regagnons le champ du langage. Et tout le graphe, son graphe de référence qu'il a appelé le graphe du désir, son architecture est faite pour montrer le parallélisme entre pulsion et parole.

À l'étage inférieur, c'est la parole, celle qui n'est pas loin du parler, celle qui est le parler et à l'étage supérieur, conçue de la même façon – avec parfois des expressions qui tirent un peu tout de même –, la pulsion.

Lacan va là jusqu'à, il faut bien dire, réécrire Freud. Voyez son écrit La chose freudienne, page 417, il se réfère au livre de Freud Le moi et le ça. Et que dit-il ?: « Freud [...] écrit Das Ich und das Es pour maintenir la distinction fondamentale entre le sujet [...] de l'inconscient et le moi [...]». Il suffit de superposer les choses, n'est-ce pas, pour lui, das Es , c'est le sujet de l'inconscient. Freud désignerait par Es, qui chez lui est le lieu des pulsions, ce serait le nom du sujet de l'inconscient, et Lacan joue sur la phonie du Es freudien pour le rapprocher de la lettre majuscule du mot Sujet. On a beaucoup admiré la façon dont il avait su faire valoir la phrase de Freud «Wo Es war, soll Ich werden», qui en effet avait été aplatie par la traduction française «Le moi doit déloger le ça». Mais la lecture de Lacan repose de façon tout à fait explicite sur la localisation du sujet de l'inconscient au sein du ça, c'est ainsi qu'il commente le Wo Es war. Il l'a traduit : Là où c'était. Il souligne que dans cette phrase, le Es freudien ne comporte pas l'article – ce n'est pas das Es, en effet –, il dit donc que ça n'est pas un objet, le Es n'est pas objectivé, c'est d'un «lieu d'être» qu'il s'agit. Et ce lieu d'être, il aura l'occasion de l'argumenter comme étant aussi bien un lieu de manque-à-être, un vide, la clairière brûlée au sein de la forêt, c'est-à-dire S barré.

Autrement dit, ce qui chez Freud est précisément la jungle des pulsions, le lieu des pulsions comme jungle, devient chez Lacan la clairière de cette jungle, devient un lieu d'être, un lieu ontologique.

– Oh! qu'ai-je dit! Lieu d'être, ça veut dire aussi très précisément ça: ce n'est pas le lieu de la jouissance, la question de la jouissance ne sera pas posée au niveau du ça. Car le statut que Lacan assigne alors à la jouissance est un statut imaginaire. Rien à voir avec le lieu d'être, ça concerne l'image et en particulier l'image de soi.

De l'autre côté, évidemment, le mathématicien d'Alain, lui ne pense jamais sans objet, au sens d'un objet qui résiste. Ce qui fait la grandeur du mathématicien, c'est que précisément tout n'est pas possible. Il a affaire à un objet qui offre une résistance inflexible, un objet incorruptible, que la rhétorique des passions laisse tout à fait intouché, et qui est habité par une nécessité qu'Alain dit extérieure, mais il faut entendre dans le contexte: objective, qui ne tient pas aux états d'âme du sujet. Et quand il dit que le mathématicien est «celui qui sait le mieux ce qu'il fait», c'est au sens où il construit l'objet même qui lui résiste. Donc il nous présente une guise, un aspect du réel qui est spécialement nettoyé de tout ce qui est sentiment, affect comme nous disons, et qui est spécialement nettoyé de tout sens. On ne peut pas le prendre par les sentiments, l'objet mathématique, on ne peut essayer de le prendre que par le calcul, il reste sourd à la parole.

Alors que la Chose freudienne, elle, elle parle, elle écoute, elle s'émeut et elle va, cette chose, jusqu'au plus intime de l'organisme lui-même. Donc, ce qui fait réel est vraiment sur le pourtour. Lacan ne rêve pas en effet que par la parole, par la psychanalyse on fait repousser le bras du manchot - mais enfin il ya des organes qui se laissent en effet dans leur fonctionnement améliorer par la parole, sans doute.

J'espère de façon simple, qui se grave, avoir donné l'idée du fondement sur quoi Lacan a établi son enseignement dont le second mouvement est fait, dirais-je, de l'émergence progressive de la chose qui ne parle pas, de la redécouverte de la scission nécessaire de l'inconscient et du ça, jusqu'au point où Lacan, qui n'aime pourtant pas souligner ses ruptures, tout de même a indiqué en passant dans son Séminaire XIV de La logique du fantasme, qu'il devait bien raturer son ça parle – j'avais fait sa place à ceci jadis dans mon cours.

C'est une émergence progressive, ça n'est pas une rupture, c'est, disons, une évolution de sa pensée, ou plutôt, comme il aimait le croire, une déformation topologique de son système, sans discontinuité, sans coupure, précisément. C'est pour ça que je martèle ces oppositions: parfois c'est dans la même phrase, dans le même texte qu'on voit Lacan osciller sur le passage. Mais enfin, comment méconnaître par exemple, qu'à la fin des Écrits, le dernier texte qui s'intitule La science et la vérité – où Lacan s'appuie sur le schéma des quatre causes d'Aristote pour définir quatre discours, qui ne sont pas encore les fameux quatre discours qu'il dégagera plus tard, qui sont une forme de préparation –, comment méconnaître que là, il évoque bien la chose qui parle? Mais il l'évoque pour la récuser. La chose qui parle, il la classe dans la magie.

Voyez page 871, c'est ainsi qu'il présente l'efficacité du chamanisme, dont Lévi-Strauss avait voulu faire le modèle, la référence de la psychanalyse dans son article sur L'efficacité symbolique, qui prenait valeur d'une certaine satire de la psychanalyse - Lacan ne s'est pas gendarmé contre ce texte, c'est là qu'il a trouvé le réel, le symbolique et l'imaginaire, c'est de là qu'il a extrait le réel, le symbolique et l'imaginaire. Donc, il évoque l'expérience chamanique, et il dit que dans cette expérience «la Chose en tant qu'elle parle, répond à nos objurgations». Il suffirait que vous mettiez interprétations à la place d'objurgations et vous vous retrouvez dans le contexte de la Chose freudienne. Tout le premier enseignement de Lacan suppose précisément que la chose en tant qu'elle parle répond à nos interprétations, répond à la parole. Et là, il faut bien croire qu'il y a eu un déplacement quelque part pour que la chose en tant qu'elle parle soit classée dans la magie, soit classée comme l'objet de la magie, enfin, le pragma, ce à quoi la magie a affaire. Vous pouvez penser que j'exagère. Je souligne qu'à la page 871 Lacan écrit Chose avec un grand C, comme dans Chose freudienne.

Mais enfin ce qui décide de l'affaire, c'est que dans son tout dernier enseignement Lacan se repose et, de façon pathétique, la question de savoir ce qui distingue la psychanalyse et la magie. C'est déjà présent là et ça chemine depuis le début. En quoi est-ce que la psychanalyse n'est pas une magie?

La causalité dans la magie, Lacan la conçoit comme de l'ordre de la cause efficiente – je ne vais pas vous réexposer Aristote –, il rend raison de cette causalité en disant qu'il faut que le thérapeute, le chaman mette en jeu son corps et qu'il offre au sujet, à ce qui est son patient, si on peut dire, un repérage sur son propre corps à lui, le chaman. Il faut permettre un recoupement entre le sujet et le corps. Et il dit que précisément ça n'a rien à voir avec la psychanalyse parce que dans la psychanalyse, comme dans le discours de la science, le recoupement corporel est exclu. Évidemment, là il est question du corps du thérapeute mais c'est pour libérer comme tel le sujet de la psychanalys e, dont Lacan dit que c'est le même que le sujet de la science. C'est-à-dire, c'est un sujet sans corps. C'est même là qu'il voit la grande différence entre psychanalyse et magie, c'est que dans la magie, il faut y mettre le corps.

La psychanalyse, il en conçoit la causalité, le moyen par lequel elle est efficace, comme cause matérielle. Et quelle est cette cause matérielle telle qu'il la décrit à la fin des Écrits?, où commence à pointer, où s'affirme, où devient plus consistant le second mouvement de son enseignement.

Iln'yapasunmomentoùon peut isoler le tournant de Lacan – Heidegger a isolé ce qu'il a appelé lui-même die Kehre, le tournant: il a écrit L'être et le temps, Sein und Zeit, première partie et puis la seconde partie n'est jamais sortie. Et au fond, c'est dans ce battement qu'on dit, et que lui-même dit: là, j'ai changé; en particulier, il s'est allégé de l'ontologie, si je puis dire.

Avec Lacan, ça se fait à petits pas, c'est d'autant plus admirable pour ça, et c'est pour ça que c'est aussi difficile de repérer, et de le lire, en fait. Parce que c'est une multitude: je pense aux «petites sensations», comme disait Leibniz, qui s'accumulent et qu'on ne sent pas jusqu'à ce qu'il y ait le grand changement, mais parfois on tombe sur une formule, on se dit: ce n'est pas possible! On m'a changé Lacan.

Alors ici, quelle est la cause matérielle? Par quoi la psychanalyse a-t-elle son efficace? Ça va de soi: le signifiant. Il dit: le signifiant. Donc vous dites: bonjour, signifiant, nous nous connaissons déjà depuis longtemps, nous avons fait connaissance à l'époque de Fonction et champ de la parole et du langage et depuis lors nous nous sommes revus à de nombreuses reprises, et nous nous retrouvons là de nouveau. Bon. Pas du tout! Pas du tout.

Le signifiant auquel Lacan à la fin des Écrits attribue l'efficacité de la psychanalyse, c'est un signifiant tout à fait nouveau, disons que c'est un nouveau statut du signifiant, qui n'a plus rien à voir avec celui de L'instance de la lettre – le signifiant de L'instance de la lettre, celui qui justement était pensé à partir de la rhétorique comme réduite à la métaphore et à la métonymie, si vous voulez bien vous en souvenir, si vous ne vous en souvenez pas, relisez L'instance de la lettre. Le signifiant auquel Lacan attribue l'efficacité de l'opération analytique à la fin des Écrits, c'est le signifiant – tenez-vous bien – en tant qu'il agit «séparé de sa signification». Ça, c'est un adieu à la rhétorique. Puisque précisément, le signifiant de l'époque de L'instance de la lettre était caractérisé au contraire par ses effets de signification! Donc dire qu'il agit en tant que séparé de sa signification, ça ruine à la base ce qui est développé dans L'instance de la lettre.

Si vous vous rappele z bien, on distingue deux effets de signification, deux rapports du signifiant à la signification. Voilà le signifiant:

S

Voilà la signification, petit s.

Ou bien, la signification arrive à émerger, on écrit un plus qui indique un mouvement d'émergence, comme s'il y avait une flèche, la signification arrive à émerger, et c'est ce qu'on appelle la métaphore.

Ou bien, la signification court sous le signifiant, se déplace sous le signifiant sans émerger, et c'est la métonymie.

S (–) s

Et dans les deux cas, il est essentiel de prendre le signifiant en tant que conjoint à la signification, tout est là. Et donc, attribuer son efficacité au fait qu'il est séparé de la signification, c'est remettre en cause le fondement même de ce qui est là exposé. Et n'oubliez pas que c'est le principe même pour Lacan à l'époque, de la clinique analytique, cette différence là. En ceci que la métaphore détermine le symptôme et que la métonymie, c'est le désir.

Premièrement la métaphore. On peut dire: le symptôme est métaphore. Le symptôme est une métaphore dont la signification est fixée dans l'âme ou dans le corps, et reste inaccessible au sujet conscient. Donc, pour lever le symptôme, comme c'est le but de l'analyse, il faut faire accéder le sujet à la signification du symptôme, et une fois qu'il a accédé à la signification du symptôme, le symptôme est résolu.

Quant au désir, c'est la signification en tant qu'elle court sous le signifiant toujours en quête d'autre chose. Et en un sens dissoudre le symptôme, c'est rendre le sujet à cette course du désir.

Donc, dire que l'analyse agit par le signifiant en tant que séparé de sa signification, c'est vraiment là une perspective tout à fait distincte, et même opposée, et je me permets de souligner à cet égard l'amphibologie du terme signifiant chez Lacan, selon qu'il est conçu comme déterminant la signification – ça, c'est le signifiant rhétorique, le signifiant de la métaphore et de la métonymie – ou selon que le signifiant est conçu comme séparé de la signification et là en effet, on se rapproche des mathématiques.

Corrélativement à ce nouveau statut du signifiant – évidemment, ça passe inaperçu, surtout que par après-coup, le signifiant séparé de sa signification: bien!, après tout, quand on distingue signifiant et signifié, on prend déjà le signifiant comme séparé de sa signification, mais quand il s'agit de la causalité, L'instance de la lettre est faite pour montrer comment s'articule la causalité signifiante: la causalité signifiante s'articule d'une façon rhétorique par la connexion du signifiant et de la signification.

Lacan ici évidemment promeut un tout autre abord où le signifiant agit comme séparé de sa signification. Alors, il est séparé de sa signification, mais il est conjoint à quoi? Il n'est conjoint qu'à un autre signifiant.

Le S1 S2 est là à l'horizon, où le S1 S2 développe, une fois qu'on s'est séparé de métaphore et de métonymie, alors en effet, on peut aller dans le sens du signifiant séparé de sa signification, et on arrive au fait qu'il est séparé de sa signification parce qu'essentiellement il est articulé à un autre signifiant.

Ce nouveau statut du signifiant – concevez bien là que je suis obligé de déchirer dans Lacan, et évidemment certains d'entre vous peut-être souffrent de voir que ce que Lacan avec son inexorable finesse a tissé de façon à ce qu'on n'y voie que du feu et qu'on soit pris par la main et conduit là où il veut vous amener, évidemment je brutalise ce dont il s'agit, mais il y a des moments où tout de même ça émerge, où tout de même cette déformation topologique, métonymique de Lacan, il y a quand même des moments où il y a des effets de sens, où il y a des métaphores, et «signifiant séparé de sa signification», c'en est une –, ce nouveau statut du signifiant, disais-je, comporte aussi un nouveau statut de la jouissance.

La jouissance n'est pas très présente dans le premier enseignement de Lacan, elle figure avant tout comme imaginaire et évidemment que Lacan petit-à-petit a dû admettre l'insuffisance de ce statut donné à la jouissance. D'où est-ce qu'il avait tiré ça? Pour ceux qui ont remâché les phases suivantes de l'enseignement de Lacan, c'est presque incompréhensible, cette jouissance imaginaire, tellement on s'est habitué à l'associer peu ou prou – y compris dans la confusion –, de l'associer au réel. La jouissance imaginaire, c'est ce que Lacan a élaboré à partir de la théorie freudienne du narcissisme. La notion de jouissance imaginaire n'est pas élaborée à partir de la théorie des pulsions!, elle est élaborée à partir de la théorie du narcissisme. C'est essentiellement la jouissance narcissique de l'image. Et ce statut imaginaire de la jouissance défaille quand il s'agit de rendre compte de la jouissance du symptôme – je l'ai martelé jadis: c'est au fond le moment où Lacan a pris au sérieux Inhibition, Symptôme et Angoisse! Et ça impose d'élaborer pour la jouissance un autre statut que le statut imaginaire. Et dès lors, il faut restituer au moins un écart entre l'inconscient et le ça, on ne peut plus les confondre. Et la question devient: quel est le rapport de l'inconscient et du ça?

Ou pour le dire encore autrement, comment à partir du champ du langage peut-on agir sur la jouissance ?

Mais pour pouvoir même poser la question, il faut commencer par avoir distingué inconscient et ça, sinon ça va de soi, si on ne les distingue pas, la jouissance n'est «qu'ombres et reflets». Tin-tin! La question sera réglée par le mécanisme signifiant. C'est à partir du moment où inconscient et ça ne sont pas confondus – complètement, qu'il y a un écart-, qu'alors la question commence à se poser de comment le langage peut opérer sur la jouissance. Ça ne se pose pas si nous avons parole et parole des deux côtés. Si l'analyste parle par l'interprétation, et la chose, c'est: moi, la vérité, je parle, donc il y a moyen de s'entendre.

Que se passe-t-il, comment est- ce que le langage peut opérer sur la jouissance? C'est une question qui domine le second mouvement de l'enseignement de Lacan et il invente pour ça, il reprend – comme toujours, il reprend un terme, comme il reprend le signifiant –, et il invente – je vais me servir des cercles d'Euler pour l'occasion, pour une figuration sommaire – qu'entre inconscient et jouissance il y a une sorte de médiateur, l'objet petit a, qui est en rapport avec le champ du langage et qui en même temps condense la jouissance.

Comment est-ce que Lacan pensait à l'époque de L'instance de la lettre que le signifiant agissait? Il pensait que le signifiant agissait par la métaphore et par la métonymie. Il pensait que le signifiant agissait par les effets de signification et en particulier par l'effet de sens de la métaphore. Eh bien, tout le second mouvement de l'enseignement de Lacan est dominé par la notion que l'objet petit a est à la place de la signification, et même plus précisément qu'il est à la place de l'effet de sens. C'est-à-dire, ce qu'il élabore dans ses différents Séminaires, en prenant des angles distincts, et chaque fois en perfectionnant son approche, mais foncièrement, quelle est la visée? C'est de la même façon qu'on a pu montrer que le signifiant avait des effets de sens qu'il s'agit de montrer que le signifiant a des effets de jouissance. Encore un parallélisme. Cette fois-ci qui n'est pas ordonné comme le graphe et qui fait qu'alors en effet le terme de jouissance va se mettre à foisonner dans l'enseignement de Lacan et il s'agira pour lui d'argumen ter que le signifiant a effet de jouissance et donc retirer la jouissance de son pur statut imaginaire et progressivement nous aurons aussi, troisièmement, un nouveau statut du corps.

Le corps lacanien, c'est d'abord le corps du Stade du miroir, que Lacan déchiffre à partir de la théorie du narcissisme, ou plutôt: il déchiffre la théorie du narcissisme à partir du Stade du miroir. Donc c'est essentiellement un corps imaginaire. Le nouveau statut du corps, il s'impose de l'élaborer à partir du moment où on retire la jouissance du narcissisme – en tout cas, on ne considère pas qu'elle est exclusivement définie par l'attrait de l'image de soi-et à ce moment là, c'est le corps qui devient le support de la jouissance et c'est un autre corps, ça ne peut pas être un corps qui est réduit à son image spéculaire.

Reste à penser, en effet, d'un côté le rapport de l'objet petit a avec le langage, comment il s'inscrit, que veut dire de le nommer même, et d'autre part les rapports de l'objet petit a et de la jouissance. Disons d'une façon générale que Lacan appelle objet petit a ce qui de la jouissance est déterminé, cerné, ému par le signifiant.

C'est ainsi par exemple que disparaît complètement de l'enseignement de Lacan – disparaît, il faut s'entendre: c'est comme à Rome, rien ne disparaît jamais, les églises sont construites à l'emplacement des anciens temples de Mithra, et Freud explique que c'est ainsi qu'une névrose est constituée, de couches sédimentées, donc bien sûr ce n'est pas annulé, mais ce n'est pas non plus dépassé à la façon hégélienne, il y a des couches sédimentaires et bien sûr ça a toute sa valeur de retrouver les constructions de Lacan au moment où il les a faites, ce n'est pas de ça que je m'occupe, c'est de la dynamique de sa réflexion, qui nous a amenés là où nous sommes!, et ce qu'il s'agit, comme dirait l'autre, d'assumer –, c'est ainsi qu'à partir d'un moment dans l'enseignement de Lacan, on ne voir plus du tout figurer la fonction imaginaire du phallus qui joue un si grand rôle dans ses constructions sur la psychose, parce qu'il faisait du phallus une fonction imaginaire – du phallus comme tel une fonction imaginaire –, dans la mesure où au moment où il traitait des psychoses, il faisait du phallus une signification, évoquée par la métaphore paternelle. Il n'y a pas de meilleur exemple pour montrer qu'à cette date il réduisait la jouissance à une signification, de la même façon qu'il réduisait le symptôme à un effet de sens. D'ailleurs il fera un tour complet pour en arriver à dire – c'est moi qui l'ai formulé comme ça, à partir de ce qu'il disait – que la signification est une jouissance, que le moment où se dégage une signification, elle vaut et elle est identifiée comme telle par la jouissance qu'elle suscite. Et au fond, ce qui va remplacer la fonction imaginaire du phallus, c'est le statut de l'objet petit a comme réel. Ce qui veut dire que la jouissance n'est pas une signification, que le symptôme n'est pas un effet de sens, que – avec cette expression, on a changé le monde, si je puis dire –, que le symptôme est un «événement de corps». Ça, c'est évidemment tout à fait impossible à formuler dans le premier enseignement de Lacan, ça suppose une autonomie de la jouissance du corps qui est proprement impensable quand règne la confusion de 'linconscient et du ça.

Reste bien sûr permanente la question: comment attraper ce dont il s'agit avec la signifiant? Dire: le symptôme est un événement de corps, tout cru, sans le reste, ça pourrait ouvrir à une pratique hygiénique, ou à de la gymnastique, ou il faudrait dire: sortons du champ du langage, il faut entrer dans le champ du cri – cri primal. Il y avait des choses comme ça, chez Lacan, oui, enfin il y avait certainement l'usage du cri, parfois l'usage du coup, c'est-à-dire une certaine mobilisation du corps, mais enfin il n'a jamais renoncé à agir à partir du champ du langage.

Eh bien, en tout cas, l'idée que, au moins pour le concevoir, on ne peut pas l'attraper avec le signifiant rhétorique, on ne peut l'attraper qu'avec le signifiant mathématique, et par un certain usage du signifiant mathématique que Lacan appelle la logique. La logique, qui est un certain usage du signifiant mathématique mis en œuvre sur le langage lui-même, ce n'est pas mis en marche sur entre guillemets «le monde» ou sur «la nature», sur les astres, ce n'est pas de la physique: la physique met en œuvre les signifiants mathématiques pour essayer d'attraper – oui, c'est très difficile de savoir ce qu'elle essaie... on voit bien ce qu'elle essaie d'attraper au départ, mais après, ça devient de plus en plus compliqué de savoir ce qu'elle attrape effectivement, et on arrive dans des zones où d'ailleurs ils ne sont plus du tout d'accord, ce n'est pas du tout comme les mathématiques: les physiciens, en plus quand c'est de l'astrophysique, ils vendent leur salade, je veux dire qu'ils plaident que «c'est quand même mieux de concevoir ça comme ça», «non, plutôt avec les cordes, on rend mieux compte», etc. On arrive dans un domaine où il s'agit d'émouvoir l'auditoire, et le premier auditoire en général qu'il s'agit d'émouvoir, c'est les pouvoirs publics parce que pour pouvoir continuer leurs petits trifouillages, il leur faut des milliards et les Européens ont été beaucoup plus efficaces auprès de leurs gouvernements que les Américains et c'est ce qui nous vaut d'avoir l'énorme construction qui a été faite dans les environs de Genève, la plus puissante du monde, parce qu'ils ont réussi à convaincre là où les responsables politiques américains trouvaient que c'était quand même cher payé pour aller chercher...bon –, donc la physique, ce n'est pas comme les mathématiques, ils sont un peu bourgeois, dirait Alain, ce sont des plaideurs, à un certain niveau, et surtout il y a des interprétations très différentes des résultats, on n'arrive pas au type de consensus auquel on arrive dans les mathématiques, encore qu'il y ait sur des grandes questions, et précisément sur des questions d'ontologie et d'ontique, des cassures, mais elles sont quand même – il faudrait y revenir peut-être – mais elles sont périphériques par rapport au centre de l'affaire. N'en parlons pas dans la psychanalyse...

L'idée de Lacan, c'est l'usage du signifiant mathématique pour attraper quelque chose du langage et c'est ce qu'il appelle logique, c'est ça qui est la logique, d'ailleurs, et qu'il rompt à ses fins. Et donc on a cette mise en œuvre du signifiant mathématique pour cerner et attraper la jouissance, ça se développe – je donne là trois de ses étapes –, ça se développe dans ce qu'il appelle la logique du fantasme ­– ce n'est pas la rhétorique du fantasme –, c'est ce qui est aussi présent dans sa construction des quatre discours avec la permutation de quatre termes sur quatre places, et c'est aussi présent dans ses formules de la sexuation, où il utilise de façon parfaitement explicite mais en les modifiant les symboles de ce qu'on appelle la quantification: il existe x, pour tout x, les fonctions, la négation et la conjonction.

Disons que – je donne au moins ces trois repères - nous sommes dans le moment logicien de Lacan. C'est un moment qui trouve son point d'arrêt là où je l'ai signalé, dans le Séminaire XX Encore, chapitre VIII, quand Lacan baisse les bras s'agissant de l'objet petit a et qu'il formule que l'objet petit a ne peut pas «se soutenir dans l'abord du réel». Au fond, c'est penser cet abord du réel sur le mode de l'objet mathématique, l'objet petit a reste défini comme un objet sensible, si je puis dire, ce n'est pas un objet qui résiste. Lacan a beau essayer, a essayé de dire: l'objet petit a est réel, il a surpris à un moment son auditoire en disant : l'objet petit a est réel, vous croyez qu'il est imaginaire, eh bien moi, je vous dis qu'il est réel– j'étais dans l'assistance, je l'ai souligné, et je me souviens de la surprise –, et il a essayé, dans tout le second mouvement de son enseignement, il essaie d'élaborer l'objet petit a comme réel, et là nous avons le même type de rature que j'avais souligné à propos du ça parle. L'objet petit a ne peut pas se soutenir dans l'abord du réel, et il explique pourquoi, allez voir page 85: c'est un objet qui vient tout de même de l'imaginaire, c'est un objet qu'on met en valeur à partir de l'image de soi, c'est-à-dire de la théorie du narcissisme, l'image de soi chez Lacan, s'appelle i de petit a.

i(a)

L'objet petit a, c'est la jouissance incluse dans l'image, mais par là, dit-il, il y a une «affinité de ce petit a à son enveloppe». Il dit que c'est une merveilleuse découverte de la psychanalyse, une grande découverte de la psychanalyse, mais en fait ça veut dire qu'on continue de manier l'objet petit a, on continue à manier de l'imaginaire. Le réel, dit-il, c'est tout à fait autre chose, et c'est quoi? Il nous donne cette indication: le réel, son modèle, c'est «la formalisation mathématique». Parce que l'objet, au fond, en dépit de tout, ça veut toujours dire quelque chose, tandis que dans la formalisation mathématique, nous sommes, dit-il avec mot d'esprit, à «contre-sens», au niveau où «ça ne veut rien dire».

Quand il dit que l'objet petit a, ça n'est qu'un «semblant d'être», il faut entendre que c'est ce qui semble donner son support à l'être, qu'en fait le semblant, c'est le principe de l'ontologie, y compris de celle d'Aristote, dit-il, de l'être et de l'essence.

Et je crois que c'est le moment où Lacan nous donne ce qui est le secret de l'ontologie – je vais y arriver tout de même –, le secret de l'ontologie, à savoir que l'être n'est qu'un semblant. Et vous allez le comprendre très vite, simplement en vous attachant à ceci, que je développerai la prochaine fois, qu'être, ça n'est pas la même chose qu'exister.

Cette scission de l'être et de l'exister s'est manifestée pour Lacan lorsqu'il a été conduit à interroger le signifiant Un, Un majuscule, sur la voie de ce qu'il a formulé dans le Séminaire XIX: Y a d'l'Un, qu'il a crié plusieurs fois cette année de séminaire. Y a d'l'Un! Et – j'ai déjà eu l'occasion de le dire – en criant Y a d'l'Un, il s'inscrivait dans une tout autre tradition que celle de l'ontologie, doctrine de l'être, il s'inscrivait à partir de ce qui a été la racine de cette autre tradition, à savoir Le Parménide de Platon, il s'inscrivait dans la tradition de l'hénologie, de la doctrine de l'Un,

celle que les néo platoniciens ont fait fleurir et qui s'efforçait précisément de penser le Un – je donne leur formule même – au-delà de l'être et de l'essence, de penser le Un comme supérieur, antérieur, indépendant par rapport à l'être.

Le Un sur quoi Lacan a centré son interrogation, à partir des mathématiques, le signifiant Un, c'est le signifiant comme tel, celui dont on peut dire en utilisant précisément les quanteurs: il existe un x tel que fonction de x.

Et définir simplement quelque chose en disant quelles sont ses propriétés ou ses attributs, ça ne suffit pas à assurer son statut d'existence.

(JAM encadre il existe x point fonction de x)

Évidemment, dès qu'on parle, on fait être quelque chose, même le cercle carré, même la licorne, l'être est au niveau de l'être de langage et l'ontologie s'étend aussi loin que s'étend le langage, c'est l'être qui n'est «qu'ombres et reflets». C'est pour ça que pour s'y retrouver, à un moment donné il a fallu quand même distinguer ce qui a du sens.

Et le cercle carré, ça a du sens, avec la rhétorique, on vous rend présent le cercle carré, et avec une mise en scène, on vous donne à voir le cercle carré, mais ça c'est au niveau du sens, et l'être est au niveau du sens, la question est ensuite de savoir ce qui existe, et c'est une autre paire de manches. Là, il ne suffit pas de dire, pour que ça existe. C'est ce qui a été aussi bien mis en valeur dans la logique, cette logique qui part de la grammaire pour rejoindre les mathématiques dans la logique telle qu'elle s'est élaborée au XX° siècle et à laquelle Lacan se réfère.

Le moment que je vous signale, le chapitre VIII du Séminaire XX, c'est le moment où il devient patent que Lacan renonce à la référence à l'être, renonce à l'ontologie, y compris à la sienne, à son ontologie modifiée, pour privilégier le registre du réel, et ce qui est cohérent avec ce registre du réel, c'est l'usage qu'il commence à donner au nœud borroméen, qui est le développement de son Y a d'l'Un, qui est la présentation sous forme mathématique – autant le citer lui-même – de ce qu'il dit dans le Séminaire XX: « [...] le nœud borroméen est la meilleure métaphore de ceci, que nous ne procédons que de l'Un». C'est la meilleure méta phore de ce que nous procédons du champ du langage et simultanément Lacan renonce, si je puis dire, à l'ontologie et à ses pompes, pour développer une ontique dont il dit que c'est la seule qui soit permise au psychanalyste – une ontique, c'est- à-dire qui concerne ce qui existe – et dont d'ailleurs on a bien du mal à trouver le sens, n'est-ce pas. L'ontologie, on part du sens et on croit que ça suffit pour faire être, on définit et on croit que ça suffit pour faire être, on suppose. Une ontique, c'est autre chose, on part de ce qu'il y a et on a bien du mal à trouver du sens. Et quelle est la seule ontique à cet égard dont Lacan peut dire qu'elle est permise au psychanalyste?, c'est l'ontique de la jouissance. Parce qu'on peut dire: il y a la jouissance, mais pour ce qui est du sens, eh bien, il court encore.

Je développerai et préciserai tout ça la semaine prochaine.

Fin de la leçon VI du 9 mars 2011

Made on
Tilda