Périodiquement, je pose dans ce cours la question du réel. Je l'ai fait une première fois sous le titre Des réponses du réel. De quoi s'agissait - il ? De la question que la pratique de la psychanalyse pose au réel de l'homme au sens générique, de l'homme et de la femme, de ce qu'on appelle l'individu, lorsqu'il se prête à l'expérience que nous lui proposons ; plus exactement l'expérience à laquelle il aspire, qu'il demande et à laquelle nous acceptons de l'introduire. À vrai dire, nous l'acceptons avec beaucoup de libéralités. Jadis, on s'interrogeait sur les indications et contre-indications à l'analyse, on se demandait si vraim ent l'analyse était à conseiller à l'un ou à l'autre, étant donné ses capacités ou sa structure. C'est une question qui a perdu beaucoup de son urgence parce que l'analyse, c'est aujourd'hui un droit de l'homme, si je puis dire: refuser à quelqu'un d'accéder à l'expérience analytique, c'est vraiment le déprécier et donc, on le fait de moins en moins, on préfère adapter l'instrument, le doser aux capacités de chacun quitte à être infidèle aux fondamentaux de l'expérience. Il serait injuste de ne pas tenir compte de l'évolution des choses, qui fait qu'être entendu comme tel, chacun s'y sent le droit, puisque le discours juridique a pris dans le malaise de la civilisation une fonction prévalente.
Alors pourquoi on y aspire, à cette expérience? Pour le dire de la façon la plus générale: quand on ne sait pas très bien qui on est. C'est- à-dire, dans les termes dont nous usons, quand on est quelque peu décollé de ce qui s'appelle l'identification. On aspire à l'expérience de parler et d'être entendu quand on soupçonne qu'en-dessous du signifiant-maître, en-dessous du S1, ou de l'essaim, de la multiplicité des signifiants auxquels le sujet est identifié, il y a encore quelque chose d'autre. J'écris là S1 et en dessous un S de nouveau mais cette fois-ci barré.
S1
––
$
Qui désigne ce qui n'est pas épuisé dans le registre de l'identification,qui est tout de même le registre d'être le même que d'être un semblable. On aspire à l'expérience analytique quand on se sent dissemblable. Enfin, ce qui est écrit $ (S barré), à cet égard, c'est un point d'interrogation. C'est un point d'interrogation qui apparaît quand se manifeste une faille dans l'identification, quand par quelque biais il se manifeste que je ne suis pas celui que je pensais être, et que je ne suis pas maître de ce que je suis.
Il y a quelque chose qui a été mis en valeur par le nommé Descartes et qui est le cogito ergo sum. C'est une proposition qui a un côté «monsieur Homais», comme cela n'a pas échappé à Flaubert. En effet, on trouve dans ses notes cette formule cartésienne à la fin d'un récit autobiographique du célèbre pharmacien qui est l'épitomé de la suffisance bourgeoise. Ça m'a été signalé hier soir par quelqu'un que j'en remercie, Rose-Marie Bognar-Cremniter, qui a fait quelques recherches sur Flaubert à ma demande.
Le cogito de Descartes a un côté Homais, dans le sens que je prolonge: je pense, donc je suis... celui que je pense être. Et s'il y a réponse du réel dans l'achoppement, le trébuchement, l'acte manqué, c'est la réponse qui se formule: tu n'es pas celui que tu penses être. Mon idée, en traitant des réponses du réel, c'était précisément que quand on obtient cette réponse-là, quand le sujet est cette réponse là, eh bien, de nos jours il a recours à l'analyse.
La question du réel, je l'ai encore reprise dans un autre cours, sous le titre L'expérience du réel dans la psychanalyse. Et cette fois-là, je m'interrogeais sur la résistance du réel, celle qu'il offre à l'action de al psychanalyse, ou, dans les termes de Lacan, à l'acte psychanalytique. Cette résistance telle que dans la psychanalyse, on en fait l'expérience; on fait l'expérience des limites de la psychanalyse. Le premier à en avoir fait l'expérience, c'est Freud, qui en a été conduit à modifier ce qu'il appelait sa topique pour donner naissance à la seconde topique, celle qui distingue le moi, le ça et le surmoi. Et dans la foulée, d'autres ont fait l'expérience des limites.
Et la question du réel, je l'ai enfin abordée quand je vous ai parlé du dernier et du tout dernier enseignement de Lacan, où la question «qu'est-ce que le réel?» devient instante, urgente, dominante, jusqu'à la mise en question de la question elle-même: il n'est pas sûr que le réel ait une essence. Au contraire, c'est par le biais de son existence qu'il s'impose et qu'il éteint la question de son essence.
Ce tout dernier enseignement de Lacan, qui a été proféré à ce titre – je veux dire que Lacan savait qu'il ne parlait plus pour lui-même, à savoir que son existence allait à son terme, il savait qu'il parlait pour nous, il parlait, si je puis dire, en prophète, et dans ce que nous faisons tous les jours, nous avons à nous demander comment nous nous situons par rapport à ce qu'il nous a laissé entrevoir, de ce: qu'est-ce que le réel? Eh bien, je me dis que ce qui a ouvert la porte au dernier, au tout dernier enseignement de Lacan, ce qui lui a permis d'aller au-delà du champ que lui-même avait ouvert et circonscrit, ce qui lui a vraiment permis de penser contre Lacan, de lui-même prendre la position contraire à celle qu'il avait argumentée pendant plus de vingt ans, c'est ce qu'il appelle la jouissance féminine. C'est par là qu'il s'est arraché à lui-même.
Qu'est-ce qu'on entend quand on reprend ce terme de jouissance féminine, sinon que son régime est foncièrement distinct de la jouissance chez le mâle ? Donc, c'est un binarisme: la femme aura la jouissance féminine et l'homme aura la jouissance masculine, et on les compare, on les distingue en les comparant: – pour l'une, – pour l'autre. Eh bien, justement pas.
Certes, dans un premier temps, Lacan a cerné le propre de la jouissance féminine par rapport à la jouissance masculine, il l'a fait dans la suite de ses Séminaires XVIII, XIX, XX et dans son écrit intitulé L'étourdit, mais il y a un deuxième temps, il n'en est pas resté là. Ce qu'il a entrevu par le biais de la jouissance féminine, il l'a généralisé jusqu'à en faire le régime de la jouissance comme telle. Par le biais de la jouissance féminine, disons que Lacan a aperçu ce qu'était le régime de la jouissance comme telle. Il a aperçu que jusqu'alors dans la psychanalyse, on avait toujours pensé le régime de la jouissance à partir du côté mâle, et ce qui ouvre sur son dernier enseignement, c'est la jouissance féminine conçue comme principe du régime de la jouissance comme telle.
Que veut dire ici: comme telle? Ce «comme telle» est une clause qui abonde chez Lacan et chez les lacaniens, qui est distribuée d'une façon qui n'est pas toujours de la plus grande rigueur. Mais ici la jouissance comme telle veut dire quelque chose de tout à fait précis: la jouissance comme telle, c'est la jouissance non œdipienne, la jouissance conçue comme soustraite de, comme en-dehors de la machinerie de l'Œdipe. C'est la jouissance réduite à l'événement de corps.
Il faut encore que je dise ce qu'est la jouissance œdipienne, pour que sa négation prenne pour vous une valeur. La jouissance œdipienne, au sens de Lacan, est indiquée à la fin de son écrit Subversion du sujet et dialectique du désir, page 827 des Écrits, que je vous ai cité la dernière fois: la jouissance œdipienne, c'est celle qui doit être refusée pour être atteinte; c'est la jouissance qui doit passer par un non, n.o.n – non, très peu pour moi!, pour être ensuite positivée, une jouissance qui doit d'abord être interdite pour être par après permise. Ça, c'est la jouissance qui répond au Nom-du-Père, qu'on écrit n.o.m mais qui contient comme cela a été aperçu un non, n.o.n ; elle est permise dans la mesure où elle passe d'abord par un interdit, par le non de l'interdit. Et il faut croire que le non de l'interdit a eu au cours du temps où s'est déroulée l'expérience analytique assez d'évidence pour qu'on s'y soit arrêté, qu'on se soit centré sur la fonction de l'interdit.
Or, en scrutant plus avant la jouissance propre à la femme, Lacan n'a pas démenti l'incidence de l'interdit, mais il a isolé une part de jouissance qui ne répond pas à ce schéma, ce schéma qui se résume par : refuser pour atteindre – l'interdiction comme étape sur la voie de la permission. Il a isolé une jouissance insymbolisable, indicible, qui a des affinités avec l'infini, qui n'est pas passée, qui n'a pas été concassée par la machine non-oui que j'évoquais, mais qu'on rencontre à l'occasion dans les rêves, au moins celui dont quelqu'une me faisait part hier: un geyser tourbillonnant, effervescent de vie inépuisable qui lui était apparu comme ce qu'elle avait toujours cherché, à quoi elle avait toujours cherché à s'égaler – ça peut venir en rêve. Mais si à proprement parler cette jouissance n'est pas dicible, et si on ne peut la désigner qu'en ajoutant que les mots y manquent, ce n'est pas par accident, par impuissance, c'est, si je puis dire, un impossible de structure. Il s'agit d'une jouissance – et ça n'est qu'une part –, il y a une part de cette jouissance de la femme dont on concède qu'elle obéit au régime de la castration, et il y en a une autre qui est comme hors signifiant, au sens où le signifiant, au sens où le langage, c'est la castration. Ça, c'est la base continue de l'élaboration de Lacan jusqu'à son dernier enseignement. Le langage comme tel, c'est la castration, depuis qu'il disait, dans Fonction et champ de la parole et du langage: le mot est le «meurtre de la chose», jusqu'à ce qu'il formule dans Subversion du sujet et dialectique du désir, page 821: «la jouissance est interdite à qui parle comme tel». On ne peut mieux exprimer l'antinomie de la jouissance et du langage, sauf à ce qu'elle soit dite entre les lignes.
Cette interdiction de la jouissance est là ce qui oriente la pensée de Lacan, et qu'il retrouve dans Freud et ce qu'il élabore de la régulation vitale sous le nom du principe du plaisir. Au fond, Lacan fait du principe du plaisir le motif qui apporte à la jouissance ses limites, à quoi ce qu'il appelle la Loi se superpose pour en faire une interdiction. Quand il reprend les élaborations de Freud sur le principe du plaisir, il désigne une limite, la limite presque naturelle, dit-il, que le plaisir impose à la jouissance et les signifiants transforment cette limite presque naturelle en une loi qui, elle, s'inscrit dans le registre de la culture.
Là, on peut se demander: qu'est- ce que la Loi? – avec un L majuscule – telle que Lacan en a fait valoir l'instance avant son dernier enseignement. Ce qu'il appelle la Loi – et au fond c'est là, qui court dans tous ses Séminaires depuis le premier: c'est ça qui l'oriente dans son élaboration sur la psychose, dans ce qu'il arrive à tirer du rapport à l'objet, dans ce qu'il définit du désir –, la Loi, c'est la Loi œdipienne, c'est la Loi du Nom-du-Père, qui dit: non, au sens de ce qui interdit. Et l'ensemble du recueil des Écrits de Lacan est sous la dominante de cette Loi qui dit non; qui dit non parce que le champ du langage est fait de ce non, le champ du langage, le signifiant, qui en est l'élément, se soutient d'une annulation, en particulier cet interdit légal, juridique, de droit, par opposition au fait, cet interdit est pour Lacan constituant du désir: on désire ce qu'on n'a pas le droit d'avoir, de posséder. Et cet interdit est aussi bien constituant de la jouissance en tant que – voyez la page 824 des Écrits – en tant que constituant «la marque de son interdiction», et qui implique à la fois un symbole et son sacrifice, le phallus, son sacrifice étant la castration.
Il y a donc ici un nœud très étroit entre le langage, la Loi et le phallus. La Loi du Nom-du-Père, c'est au fond rien de plus que la Loi du langage; on peut dire que, si je veux répondre à la question que je me posais moi-même : qu'est-ce que la Loi? – la Loi, c'est le langage.
On a cru que Lacan faisait pénétrer la linguistique dans la psychanalyse là où Freud faisait référence à la biologie, à la neurologie, et en effet Lacan a montré que dans son brouillon-projet, les schémas de Freud, les schémas qui se réfèrent aux neurones, sont en fait des schémas linguistiques et il a montré la puissance de l'approche linguistique des formations de l'inconscient.
Mais, il est plus exact de dire que Lacan a apporté Hegel dans la psychanalyse. Et il l'a récusée, cette idée, en disant que ça n'était qu'une concession qu'il avait faite à ses auditeurs pour se faire comprendre. Ça va beaucoup plus loin: il y a tout un pan de l'enseignement de Lacan qui est vraiment de l'ordre «Freud avec Hegel», «Hegel pour faire comprendre Freud».
D'abord, pour faire comprendre que le signifiant linguistique, sans doute, apporte avec lui la négation, que le signifiant comme tel est une puissance de négation, et que, niant, il exauce, il élève, il sublime. C'est ce que Lacan disait en clair dans son article de La signification du phallus, page 692, où le mot hégélien d'Aufhebung figure en clair: «tout signifiable», disait-il, tout ce qui peut être signifié est frappé de latence «dès lors qu'il est élevé (aufgehoben) à la fonction de signifiant». Tout ce qu'on à dire, toute chose ou toute représentation, dès lors qu'on la fait passer dans le langage se trouve barrée, et c'est cette barre qui est constitutive du signifiant comme tel. Et dès lors, le phallus lui-même est le signifiant de cette Aufhebung sémantique, c'est- à-dire: il est le signifiant du pouvoir de signifiance.
Autrement dit, la linguistique de Lacan – elle vient bien sûr de Saussure, de Jakobson, reprise par Lévi-Strauss – mais elle est conçue selon la logique hégélienne, selon une dialectique hégélienne. Et chaque fois qu'il démontre que les catégories dont usent les psychanalystes ne sont que de l'ordre de l'imaginaire et qu'il faut les faire passer au symbolique, c'est de ça qu'il s'agit: de les nier comme telles afin de leur donner leur statut sublimé dans le symbolique, où alors, dans ce symbolique, elles s'articulent en système.
Le «Freud avec Hegel», c'est aussi d'abord un «Saussure avec Hegel». Et l'Œdipe freudien est mis par Lacan au même pas: il est centré sur une interdiction destinée à élever et à sublimer. Et ainsi, ce qu'il impose d'interdiction à la jouissance est fait pour permettre qu'on y accèd e d'une façon légitime.
Eh bien, c'est toute cette construction extrêmement serrée – où ce n'est pas seulement que Freud est éclairé par Saussure, c'est que Freud et Saussure sont éclairés par Hegel –, c'est toute cette construction qui achoppe et vacille sur ce que Lacan a isolé dans la jouissance féminine, dans la part de la jouissance féminine qui est un pur événement de corps, qui n'est pas susceptible d'Aufhebung. Au fond, la femme fait objection à Hegel. Par quelque trait, par quelque part, par quelqu e biais, elle se refuse au tour de passe-passe de la dialectique. C'est reconnu depuis toujours: elle se refuse à entendre raison.
Il y a un représentant de l'état français qui avait expliqué - avec une certaine goujaterie, il faut l'avouer – en Afrique, que le Noir n'était jamais entré dans l'Histoire. Mais d'une certaine façon, ce qui fait problème à Hegel, c'est que la femme n'est jamais entrée dans son histoire à lui! Et qu'à cet égard, il y a un point par où, si accommodante qu'elle soit, elle ne s'accommode pas, au moins, d'une part de ce qui la concerne, et que ça, c'est posé de façon inconditionnelle. Ça ne passe pas par le langage au sens où ça ne peut pas se dire et, aussi bien, ça n'est pas susceptible de castration, ça ne tombe pas sous le coup d'une interdiction et de la permission qui s'ensuit.
Quand Lacan a eu recours à des écritures logiques pour expliquer comment se sexuait, s'est sexué l'être mâle, il a posé que pour tous ceux qui se disent mâles, ils tombent sous le coup de la castration – on peut dire que ce n'est pas ambigu. Du côté du mâle, ça marche comme ça:
interdiction et permission différée. Mais que, en même temps, cette totalité était relative à l'horizon, à l'imagination d'un au-moins-un qui, lui, ne subirait pas la castration.
(JAM trace une flèche verticale descendante sous la première formule et écrit: $ x . non Эx)
Le trait supérieur horizontal mis au-dessus de la fonction Эx était là pour indiquer qu'à l'horizon, il y en a un qui ne subit pas la castration.
Au fond, Lacan a expliqué que Freud s'en est tenu là. L'Œdipe, c'est un mythe, c'est entendu. Totem et Tabou, c'est un mythe, c'est entendu. Et ce que Lacan a dégagé, c'est que Totem et Tabou donne la vérité de l'Œdipe, un mythe donne la vérité de l'autre; et que l'interdiction qui est au cœur de l'Œdipe trouve sa structure lorsqu'on oppose l'ensemble des fils châtrés au Père – évidemment imaginaire, mythique – qui ne le serait pas, et que c'est sur ce modèle qu'en effet Freud a conçu la logique du désir, mais Lacan s'y est tenu pour ce qu'il a construit à propos de la jouissance.
Alors, il n'a pas écrit en face pour ce qui concerne les femmes: pour tout x, non phi de x.
Ça, сa, voudrait dire,femme échappe à la castration, en mettant la ligne horizontale qui exprime la négation au-dessus de la fonction.
Il a écrit – c'est beaucoup plus subtil –, cette négation, il l'a écrite aussi au-dessus du «tout»: pas toute femme échappe à la castration.
Il y a quelque chose dans la femme qui échappe à la castration: tout de la femme n'est pas inclus dans la castration. Et c'est encore plus fort que d'écrire ça: si on écrivait simplement le contraire, on serait dans une logique purement binaire, la femme serait encore complémentaire de l'homme en étant son image inversée. Ici, c'est strictement désymétrisé: ça dit qu'il y a quelque chose chez les femmes qui n'est pas pris dans la castration.