En revanche, ce qui est désigné comme moins phi est déjà le résultat d'une opération symbolique parce que la négation comme telle relève du symbolique. Dans les images, l'opération de la négation ne fonctionne pas et, à cet égard, on saisit au fond l'imaginaire comme un voile de ce qui relève du symbolique et ça prescrit à la pratique analytique la visée de réduire l'imaginaire pour dégager la castration.
Réduite l'imaginaire, tout le monde s'est aperçu que l'analyse avait un effet de ce genre quand ça fonctionnait; quand on ne voit pas l'imaginaire se réduire, on s'inquiète. Cette réduction de l'imaginaire, c'est ce que dans la langue anglaise on avait désigné comme le shrink, celui qui réduit. On a saisi, au niveau d'une certaine évidence, qu'il y a une réduction. Et dans cette problématique, la fin de l'analyse se joue sur le rien, elle se joue sur les modalités du rien. C'est le rien qui constitue le Wahrheitskern, le noyau de vérité, de quelque façon qu'on l'énonce, comme assomption du reconnaissance du réconciliation avec ce rien.
Par quelque bout qu'on le prenne, dans cette problématique, ce qu'il y a au fond de la bouteille, si je puis m'exprimer ainsi de façon triviale, ce qu'il y a au fond de la bouteille, c'est le manque et même quand Lacan dira, très avancé dans son enseignement, le Wahrheitskern, c'est: il n'y a pas de rapport sexuel, c'est encore une déclinaison du rien. On peut mettre ça en série. Mais quand le schéma est différent et quand le r de réel vient s'inscrire au dessus de ce qui est symbolique, quand l'objet petit a manque, rien, ou prend la valeur réelle, ah! alors ce n'est pas la même chose.
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Ah on s'imagine que c'est la même chose. On s'aperçoit bien que Lacan se met à parler beaucoup plus de jouissance et à ce moment-là, on prend comme modèle pour la pratique lacanienne de la psychanalyse: il faut contrer la jouissance comme on avait dit: il faut réduire l'imaginaire. Et donc on voit arriver des analystes armés de pied en cap pour contrer la jouissance.
Il s'agit d'autre chose. C'est au contraire ici le réel comme reste inéliminable. Alors précisément, ce n'est pas ce qu'on va se mettre à thérapier, ça, c'est supposé fini. Simplement lui aussi, ce réel, il se présente sous différents angles. On peut l'approcher – ce que faisait Freud lui-même et ce que Lacan a repris, au titre de reste; pas de reste fantasmatique, de reste symptomatique et c'est la fameuse constatation que, même après une analyse achevée avec satisfaction, il y a des restes symptomatiques.
Et, au fond, on peut traiter ça comme un défaut, comme la marque que tout n'est pas possible, qu'à l'impossible nul n'est tenu. Là au fond, il faut bien dire, c'est en infraction avec le culte du rien. Le reste symptomatique, ça ne cadre pas tout à fait ce que Lacan évoque du doigt de St Jean qui montre l'horizon déshabité de l'être. Il y a St. Jean qui montre l'horizon déshabité de l'être et pendant ce temps là, le reste symptomatique lui grimpe sur la figure, si je puis dire. Peut-être que l'horizon de l'être, il est toujours déshabité mais St Jean, lui, il est habité, il est parasité. On lui dit: regarde en haut, regarde en haut, ne regarde pas en bas. Donc il regarde, il se gratte et puis ... Je fais le clown pour vous imager une contradiction profonde qui est lisible dans la façon dont les analystes attrapent aussi l'expérience analytique. Alors ça c'est le réel comme au titre de trognon de réel, bout de réel. C'est trognon parce qu'on a bouffé toute la pomme imaginaire, on dit: il n'y a plus rien, on jette le trognon, mais le trognon est là; et comme ce trognon est un peu boomerang, il vous revient dans la figure.
Alors ça, disons, c'est le registre bout de réel. Ça va encore. Le fond est sain. Il y a sur les bords, nageant dans la soupe, si je puis dire, comme le bout de viande dans le bouillon du Buscón, les quelques bouts de viande qui restent dans – je ne sais même pas s'il y a de la viande, du poisson, des bouts de pain qui nagent dans la soupe du Buscón de Quevedo, mais enfin il y a le bouillon.
Et il y a une deuxième version du réel, pas la version bout. Il y a la version que Lacan appelle le sinthome. Et alors ça, c'est vraiment autre chose, puisque le sinthome, c'est un système. C'est bien au-delà du bout de réel. Le sinthome, c'est le réel et sa répétition. On verse au crédit du réel la répétition dont il est le ressort. Et donc, par là, le réel apparaît lui-même comme principe et comme ressort du symbolique.
Alors que Lacan avait éduqué son public dans l'idée que c'est le symbolique qui est le ressort de l'imaginaire, eh bien on découvre qu'il y a une porte dérobée où il se révèle que dans les coulisses, c'est le réel qui est le ressort du symbolique et que si on parle si bien, si on pense ces grandes choses, jusqu'à la Critique de la raison pure, c'est parce qu'il y a dans les dessous, quelque chose qui travaille et qui tourne et qui est le sinthome.
Le dernier mot de Lacan a bougé. On a cru un moment que le dernier mot du dernier mot, c'était vraiment: il n'y a pas de rapport sexuel. Il l'a formulé mais ça a basculé dans: il y a le sinthome et comment s'en sortir alors que ce que le sinthome inspire, c'est de l'ordre de la parole de Hegel, dit-on, devant la montagne: c'est ça, parole immortelle. C'est ça, il y a montagne et c'est encore trop même de mettre un mot. Voilà ce qu'il s'agit d'encadrer.
Alors là, il faudrait s'attacher au tous derniers textes de Freud parce qu'il y a affaire, en effet, avec ce qui se découvre à la fin de l'analyse, aussi bien dans Analyse finie et infinie, qui a été écrit au début de 1937 et publié au mois de juin, dans Cons truction en analyse qui est paru en décembre 1937 et le tout dernier texte de Freud sur lequel sa plume est tombée, rappelle Lacan, sur le clivage du moi, Die Ichpaltung dans le processus de défense, dont le dernier mot a été écrit au tout début de 1938.
Comme vous le savez, dans Analyse finie et infinie, dans la dernière partie, la huitième, Freud indique sur quoi lui semble achopper la terminaison de l'analyse, la terminaison définitive de l'analyse et c'est sur quelque chose qui est commun aux deux sexes mais qui a des formes d'expression différentes chez chacun – Eindruckform – différentes. Chez la femme le Penisneid, la nostalgie d'avoir le pénis, d'avoir l'organe génital masculin - et dieu sait qu'on lui a reproché ce diagnostic – et chez l'homme Das Streben – Suzanne Hommel, si elle est là, me dira si je prononce correctement – la rébellion contre la passivité induite par un autre homme. Freud dit: je vais plutôt appeler ça un refus de la féminité chez l'homme, l'Ablehnungmais finalement il utilise une autre fois dans le texte encore le mot de sträuben. Quand c'est un verbe sträuben, c'est le verbe qu'on emploie quand il s'agit du hérisson qui dresse ses piquants: on dit sträubt. C'est bien choisi, il se hérisse quand il soupçonne l'autre homme de vouloir le féminiser.
Le facteur commun, tout de même, le facteur commun qu'il dégage, c'est ce qu'on traduit comme aspiration à la virilité das Streben nach Männlischkeit c'est une aspiration, ça c'est un effort il s'efforce vers la virilité comme valeur donc il s'agirait de faire en sorte que – et Freud dit que, là, on n'y arrive pas, ou c'est très difficile –, faire en sorte que pour l'homme, le fait de suivre un autre homme n'ait pas la signification de la castration, n'ait pas la Bedeutung de la castration. Vous voyez que Freud emploie très souvent le terme de Bedeutung à propos du phallus ou de la castration et Lacan l'a repris dans le titre de son article célèbre, et ils expliquent aussi que le Penisneid, on n'arrive pas à le faire passer, qu'il est source de dépression chez la femme et qu'elle reste habitée par une certitude intérieure – innere Sicherheit –, que la cure ne servira à rien de ce point de vue-là. Je résume hâtivement les considérations de Freud qui doivent être prises mot-à-mot.
L'idée de Lacan, c'est que sur la scène du fantasme, cela peut être résolu. Il a l'idée – et c'est ça, la passe! –, il a l'idée que ce dont il s'agit dans la huitième partie d'Analyse finie et infinie se joue sur la scène du fantasme, ce que Freud ne dit pas, et qu'à cette place-là, si on reconnaît l'identité fantasmatique de ce débat, on peut le surmonter.
Par quelle opération Lacan fait-il du fantasme le champ où il s'agit de résoudre cet obstacle majeur, à la terminaison de la cure analytique? Il me semble qu'on peut le dire très simplement comme ça: que Lacan fait voir que ce que Freud appelle das Streben nach Männlichkeit – l'aspiration à la virilité, il faudrait que je trouve une autre façon de traduire, l'aspiration, ça fait un peu, j'espère avoir le temps d'y revenir, ça fait un peu Madame Bovary – est d'ordre fantasmatique, que la virilité est par excellence de l'ordre du fantasme, c'est-à-dire que la virilité repose sur ce comblement de la castration fondamentale de tout être parlant, marqué moins phi
(-φ)
par un petit a, c'est ça qu'on appelle la virilité. C'est-à-dire, pour le dire encore plus simplement, que petit a venant boucher-jmoins phi, eh bien, on a:jphi. Et c'est cela même qui est l'institution du sujet, c'est ce que Freud cerne: le caractère radical de l'institution phallique du sujet par le biais d'un fantasme qui par quelque angle qu'on l'aborde est toujours un fantasme phallique, instituant le sujet.
C'est même frappant d'ailleurs chez Freud, il parle à propos du Penisneid comme du refus de la féminité, il dit que ce sont deux thèmes, ce sont deux éléments, mais à le lire de près, comme aujourd'hui, je n'ai pas trouvé où il disait où ça se situait dans l'appareil psychique.
Alors que pour Lacan, il n'y a pas d'ambiguïté, ça se situe sur la scène du fantasme, ça tient à l'élévation fantasmatique du phallus, c'est de ça qu'il s'agit, si je puis dire, de guérir les gens pour en effet les réconcilier dans cette optique avec le manque, avec la castration symbolique, qu'ils soient capables de dire le c'est ça ou le c'est comme ça de Hegel – pas devant la montagne mais devant le trou: ça me manquera toujours.
Il a donc l'idée qu'on peut destituer le sujet de son fantasme phallique, et qu'on peut, si je peux encore imager ça plus simplement, on peut lui faire dire oui à la féminité, on peut le faire renoncer à ce refus de la féminité qui affecte l'être parlant, pas simplement l'homme. Et d'ailleurs, le meilleur exemple aux yeux de Lacan, c'est le psychanalyste lui-même. C'est pour ça que la position analytique, c'est la position féminine — au moins, elle est analogue à la position féminine. Ça veut dire qu'on ne peut pas être analyste en étant institué par le fantasme phallique.
Et donc Lacan par des biais divers revient sur l'affinité spéciale de la position de l'analyste et de la position féminine. D'ailleurs, ça se vérifie. Au XXI° siècle, je l'ai déjà dit, qui peut douter que la psychanalyse sera aux mains des femmes? Gardez les hommes!, comme une espèce à protéger, dans la psychanalyse. Pour le reste, il faut bien dire qu'ils sont en voie de disparition rapide. Il n'y a d'ailleurs pas que dans la psychanalyse, n'est-ce pas: aujourd'hui, quand on lit quelque chose comme das Streben nach Männlichkeit, ce n'est pas très apparent. Ce qui semble bien le vent dominant, c'est das Streben nach Weiblichkeit, l'aspiration à la féminité.
Alors, ça produit, en effet — il y a des gens qui ne sont pas d'accord — ça produit un certain nombre de fondamentalistes qui veulent ramener cette aspiration à l'ordre androcentrique dont les grandes religions de l'humanité donnent un splendide exemple; ça les énerve spécialement. Bien sûr, il y a des causes sociales, historiques, tout ce que vous voulez, certains mouvements auxquels on assiste. D'où je vois ça, je pense que le phénomène le plus profond, c'est l'aspiration contemporaine à la féminité. Et les résistances, et le désordre, et le délire et la rage dans laquelle ça plonge les tenants de l'ordre androcentrique, ce à quoi les grandes fractures auxquelles on assiste entre l'ordre ancien et l'ordre nouveau, ça se déchiffre quand même, au moins pour une part, comme l'ordre viril reculant devant la protestation féminine et - je ne dis pas que le débat soit tranché par là — mais l'enjeu paraît pouvoir être parlé au moins dans ces termes.
L'idée de traversée que Lacan a articulée, est quand même très dépendante d'un ordonnancement imaginaire de la question. C'est quand même l'idée qu'il y a un écran, l'écran du fantasme, expression qu'il a employée, et que cet écran peut quand même être traversé, être percé en direction de ce que j'appelais tout à l'heure le rien, et qui prend la valeur ou bien d'une castration symbolique ou bien: pas de rapport sexuel, et dans les deux cas, c'est la référence au phallus qui est le support de cet écran.
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Et c'est très convaincant. Et ça marche quant au désir. Quant au désir, on peut dire en effet qu'il y a une traversé du fantasme qui aboutit à une révélation de vérité, qui donne accès au Warheitskern, au noyau de vérité.
Mais est-ce que ça marche quant à la jouissance? Ça marche quant au désir parce qu'en effet ce phallus qui est au principe de l'institution fantasmatique du sujet, c'est un semblant. Mais ce qui n'est pas un semblant, ce qui est réel, c'est la jouissance; et avoir crevé l'écran sur lequel se dessinait le phallus, le semblant phallique, même élevé à la dignité du signifiant, ça ne résout pas pour autant la question de la jouissance.
Admettons que ce que Lacan appelle la traversée du fantasme règle le problème de la vérité. C'est- à-dire la question du désir de l'autre, la question: que veux-tu?, adressée à l'autre. C'est le niveau du ça parle, mais reste le réel, et ce qui se joue à ce niveau-là ne se joue pas au niveau du ça parle mais au niveau de ce qui se jouit. Autrement dit, la passe, c'est une réponse à la huitième partie d'Analyse finie et infinie et ça repose sur la réduction de l'enjeu phallique au fantasme. Et le mot même de traversée — que Lacan n'emploie qu'une fois — si je l'avais distingué, c'est parce qu'il traduit bien la problématique imaginaire où ça reste pris — et précisément ne règle pas du tout ce que Freud expose dans un texte qu'il faut lire en même temps que la huitième partie d'Analyse finie et infinie, il faut lire le chapitre X d'Inhibition, symptôme, angoisse, le chapitre ultime où Freud essaie de cerner ce qu'il appelle la «cause ultime de la névrose» entre guillemets et où il dit qu'elle se situe au niveau du ça, où opère le Wiederholungszwang, l'automatisme de répétition dans lequel est prise la pulsion.
Et ajoutez à ça une phrase essentielle que j'avais déjà naguère signalée de l'addenda B d'Inhibition, symptôme, angoisse où Freud écrit en toutes lettres que l'«exigence pulsionnelle est quelque chose de réel», et was reales, quelque chose de réel. L'exigencepulsionnelle, c'est ainsi qu'on a traduit le mot de Freud, Triebanspruch, qui veut dire revendication, réclamation; donc en effet, c'est un énoncé, et Lacan en a fait, dans son graphe, une demande. On peut dire qu'il l'a domestiquée comme une demande ce dont il s'agit dans Triebanspruch, et quand Lacan dit: la demande d'amour est inconditionnelle, cet adjectif inconditionnelle, cet adjectif inconditionnelle, il vaudrait beaucoup mieux l'appliquer à la Triebanspruch: c'est une réclamation inconditionnelle.
Alors bien sûr que Lacan en a tenu compte puisque Freud, quand il introduit ce quelque chose de réel de l'exigence pulsionnelle, dit: c'est le fondement réel de l'angoisse, et c'est précisément ce que Lacan dit quand il dit: «l'angoisse n'est pas sans objet». Elle n'est pas sans objet parce qu'elle a comme fondement réel ce qu'il y a de réel dans l'exigence pulsionnelle. Et quand Lacan dit que l'objet petit a a été approché comme prégénital, c'est en effet dans Freud, qui parle des exigences pulsionnelles de la sexualité infantile.
Mais Lacan a poussé très loin la domestication de la pulsion, dans son graphe – dont je sais que vous connaissez l'architecture –, dans son graphe à deux étages, la pulsion est à l'étage supérieur de ce qui est ici la parole – ça se passe entre parole et pulsion –, ces deux étages fonctionnent simultanément et répondent au même modèle, à savoir ce sont deux chaînes signifiantes: Lacan le dit en toutes lettres, il parle des «signifiants de la chaîne constituants supérieure».