Жак-Ален Миллер , курс 2010-2011 гг
Бытие и Одно // Совсем Одно
15 сеанс, 15 июня 2011

Жак-Ален Миллер, курс 2010-2011 гг
Бытие и Одно // Совсем Одно
15 сеанс, 15 июня 2011
Comme je vous l'ai indiqué la dernière fois, le Cours que je vous ai dispensé cette année s'est en fait bouclé, à trouvé son point de capiton, non pas ici mais à Montpellier lors d'une journée d'études qui était consacrée au livre XXIII du Séminaire, le Sinthome.

Vous aurez l'occasion de lire le compte rendu de cette journée qui sera publié sous la forme d'un livre. La réunion d'aujourd'hui, qui sera la dernière de l'année est donc un post-scriptum à ce Cours. Ce Cours dont le titre m'apparaît au terme ne pas pouvoir être autre que l'Être et l'Un. Le mot de post-scriptum, que j'ai employé, est d'autant plus approprié que c'est en effet un texte rédigé à la suite de ce Cours que nous apporte la personne qui est ici à mon côté et qui a été cette année avec vous dans mon assistance. Seulement elle, elle s'est inspirée de ce Cours pour un travail qui porte sur la première moitié de ce titre, sur ce qu'est l'être dans l'enseignement de Lacan.

Elle s'est donc intéressé à l'ontologie et à ce qu'elle appelle «ses usages lacaniens». Clotilde Leguil, c'est son nom – je m'excuse de ne pas avoir annoncé sa présence, c'est du aux incidents qui m'ont obligé d'annuler les réunions prévues il y a quinze jours et la semaine dernière – Clotilde Leguil est d'autant plus qualifiée pour nous parler des usages lacaniens de l'ontologie qu'elle est l'auteur d'une thèse – qui deviendra un livre – portant sur l'articulation entre l'enseignement de Lacan et la philosophie de Jean-Paul Sartre.

Elle y montre ce que Lacan doit à Sartre mais surtout ce par quoi Lacan est allé au-delà de Sartre, en particulier concernant la description et l'analyse de l'angoisse et au-delà de ce que Sartre appelait son ontologie, son ontologie phénoménologique.

Clotilde est philosophe. Elle est d'ailleurs l'auteur d'un certain nombre d'ouvrages de philosophie mais elle exerce aussi la psychanalyse et, comme je vous l'ai dit, elle est l'auditrice attentive de ce Cours mais, si je me souviens, bien non pas seulement depuis cette année mais depuis quelque dix ans et donc elle est tout à fait compétente pour traiter le thème qu'elle s'est proposé.

Je n'ai pas hâté le mouvement, au cours de ces dix années, pour vous la présenter. Je le fais aujourd'hui parce que son travail constitue un appoint, un apport particulièrement opportun au cours de cette année et aussi parce qu'elle prendra rang pour la première fois l'an prochain parmi les enseignements permanents du Département de psychanalyse de l'Université de Paris VIII et donc un certain nombre d'entre vous pourront suivre régulièrement ses cours.

C'est, si je puis l'ajouter, c'est une tête très bien organisée, qui exprime ses idées de la façon la plus aisée et la plus accessible et vous savez que j'accorde un grand prix à la clarté et à l'ordre dans les pensées.

Avant de lui donner la parole – et je la reprendrai ensuite – pour converser avec elle sur ce qu'elle aura apporté et faire quelques remarques, il faut quand même que je dise que le thème traité n'aurait pas eu l'agrément de Lacan. Lacan avait horreur qu'on lui rappelle sa dette à l'endroit de Sartre. Je le dis avec certitude parce que jadis, je m'y étais employé à son Séminaire. J'avais signalé au cours d'un exposé, et très rapidement, en quelques phrases, que les termes dans lesquels Sartre parlait de la conscience entre guillemets «pure», celle qu'il appelle, nous verrons ça peut-être après, (l'ontique oppositionnelle? – à vérifier) étaient les mêmes que Lacan utilisaient pour évoquer le statut de l'inconscient. Je signalais non pas une identité de pensée entre les deux mais une analogie formelle. Je crois pouvoir attribuer à la bienveillance de Lacan à mon endroit le fait qu'il ait maîtrisé sa fureur pour se contenter de récuser sans ménagement cette articulation.

En effet, s'il a rendu hommage au talent – fabuleux, dit-il – dont Sartre faisait preuve dans ses descriptions, phénoménologiques, il a toujours considéré l'abord sartrien des questions comme confusionnel. Mais confusionnel veut dire que c'était en apparence si voisin de son propre abord, en quelques occasions, que l'on pouvait s'y tromper, surtout à l'époque où la pensée sartrienne devenait entre guillemets le paysage intellectuel français, ce qui fait que ce Lacan essayait de faire valoir était volontiers rabattu sur la pensée qui s'exprime dans l'Être et le néant.

Pour les distinguer, pour les opposer, il suffira de rappeler que l'inconscient comme tel est, à proprement parler, impensable pour Sartre vu sa définition de la conscience et que le concept de l'inconscient est, chez Sartre, remplacé par la notion de mauvaise foi. C'est-à-dire: la conscience sait mais ne veut pas savoir, fait comme si elle ne savait pas. Donc, ici, le non savoir est indexé sur un «comme si», c'est-à-dire qu'on joue la comédie et, il faut bien dire, chez Sartre, tout le monde joue la comédie. Le problème, c'est lui aussi ! Et il a fini par le dire en clair, d'ailleurs, dans sa courte mais mémorable autobiographie intitulée Les mots où il explique en somme que, depuis tout petit, il joue la comédie. C'est ça son vécu existentiel dont il fait témoignage et les exemples à l'époque étaient fort connus, celui de la dame dont le monsieur prend négligemment la main et la dame fait comme si elle ne s'en rendait pas compte, ne se rendait pas compte des l'implications éventuelles du geste et de la tolérance qu'elle a à son égard.

Autre exemple: le fameux garçon decafé-comme il n'y en a plus d'ailleurs, ou bien peu – le garçon de café du Flore, qui en fait trop, qui joue le garçon de café, faute de pouvoir s'identifier pleinement. Voilà. Les exemples sont tirés de la vie ordinaire de l'intellectuel germanopratin dont Sartre avait au moins le privilège d'être un des premiers. Ça n'est pas tiré de la clinique à proprement parler. Le fait que, selon Sartre, l'être de la conscience n'est rien, est néant, veut dire pour lui que l'identification est impossible. Ce n'est jamais qu'un rôle, tout est jeu de rôles, ce n'est pas pour de vrai! L'identification est comédie, le refoulement est mauvaise foi et c'est à partir de ces principes que Sartre avait entrepris, dans l'Être et le néant, de forger une psychanalyse à sa main, dite psychanalyse existentielle, qui était une psychanalyse sans l'inconscient - tout simplement. Et donc ça n'avait pas du tout le goût de la psychanalyse, il faut dire, et c'était à rebours de Lacan et de son effort pour rendre compte de l'inconscient justement, de l'inconscient freudien.

Il a fallu, au sein même des emprunts que Lacan a pu faire à certains points de la philosophie de Sartre, que Lacan bataille contre les implications de cette philosophie pour rendre pensable l'inconscient, pour élaborer les conditions de cette pensabilité, si je puis dire, pour élaborer le statut ontologique de l'inconscient, ses modalités d'être. Clotilde va donc nous donner un parcours dans l'enseignement de Lacan qui est indexé sur le mot être. C'est un mot auquel on ne faisait pas trop attention dans l'enseignement de Lacan et même peut-être d'une façon générale.

Je me souviens encore de mon maitre Canghilem, philosophe, épistémologue, me disant, dans un café aujourd'hui disparu, au coin de la rue St Jacques et du Bd St Germain, alors que je le questionnais sur le cas qu'il faisait de l'être, de l'ontologie, voire de Heidegger, me répondant: l'être, c'est un passe partout, ce que j'avais trouvé un peu court. Mais au moins, être, c'est un mot passe partout, et c'est un mot qui est devenu visible dans le discours de Lacan, un mot qui clignote désormais quand on lit Lacan, ou quand je le relis même, à partir de ce que j'ai essayé d'élaborer cette année et Clotilde va donc procéder maintenant, sur la piste de ce mot, à nous présenter des étapes successives de l'ontologie de Lacan et des usages qu'il en a fait. Donc je vous donne la parole.



Usages lacaniens de l'ontologie

Clotilde Leguil

Pour le cours du 15 juin 2011 de Jacques-Alain Miller

Dans la traversée de l'œuvre de Lacan que Jacques-Alain Miller a pu nous proposer cette année, après avoir rendu compte l'a nnée dernière de la logique de la vie de Lacan, a émergé ce qu'il a appelé le passage de l'ontologie à l'hénologie, c'est-à -dire au sein de l'élaboration et de la pratique de la psychanalyse, changement de perspective conduisant à passer d'un propos sur l'être à un propos sur l'Un, d'une interprétation visant le désir et le manque à être à une intervention visant la lettre et le réel. Le tout dernier enseignement de Lacan aurait ceci de déroutant, nous a-t-il montré, qu'il s'agit aussi d'un adieu à l'ontologie, c'est-à-dire aussi bien d'une approche de la parole non plus en tant qu'elle est à même dans l'expérience analytique de faire accéder le sujet au noyau de son être, mais en tant qu'elle est itération d'un événement de corps produit par la pure percussion du corps par la parole. Bien que le dernier enseignement de Lacan soit donc marqué par cette «désontologisation de la psychanalyse», je souhaitais revenir sur les usages lacaniens de l'ontologie dans la mesure où, me semble-t-il, le tout dernier enseignement de Lacan n'invalide pas le précédent, dans la mesure où le tout dernier enseignement de Lacan conduit à penser ce qui ne change pas dans l'analyse, les restes sinthomatiques irréductibles, alors que l'enseignement classique permet de penser ce qui change, c'est-à-dire aussi bien en quel sens une analyse opère une transformation sur le sujet, quand bien même pour finir il faudrait savoir buter sur un irréductible qui ne changera jamais, et qui résulte de notre façon à chacun d'être vivant, en tan t que parlêtre.

Je voulais donc revenir sur l'ontologie car il me semble remarquable que Lacan, tout en étant structuraliste, ait pu développé son ontologie, à différents moments de son enseignement. Ce rapport à l'ontologie, c'est-à-dire au fait de tenir un discours sur l'être, distingue Lacan parmi tous les structuralistes. Il n'y a en effet pas d'ontologie chez Lévi-Strauss, chez Foucault, ni chez aucun des penseurs structuralistes. Le structuralisme est un méthode dont on ne peut déduire aucune ontologie. Il s'agit d'une façon de rendre compte du réel à partir de l'ordre symbolique, à partir des rapports des éléments entre eux au sein d'un système, qui ne permet pas de formuler une conclusion sur l'être lui-même. Il n'y a donc pas d'ontologie dans l'anthropologie lévi-straussienne, ni dans la linguistique saussurienne.

Lacan avec son ontologie passe lui du registre de la description de la structure, au registre du fondement même du sujet en tant qu'être.

Claude Lévi-Strauss ne s'est d'ailleurs pas privé de critiquer la façon dont Lacan était structuraliste en affirmant qu'il n'éprouverait «aucune indulgence envers cette imposture qui (...) glissant une métaphysique du désir sous la logique du concept retirerait à celle-ci son fondement» [1]. Et en effet, ce qui sépare Lacan des structuralistes de son temps, c'est que tout en introduisant le structuralisme dans la psychanalyse, il a cherché à formuler une ontologie fondée sur le sujet et son désir d'être. Pour ma part, c'est en m'intéressant à la façon dont Lacan avait pu, entre 1946 et 1967, reprendre certains concepts de l'ontologie phénoménologique sartrienne pour re-fonder la psychanalyse que je me suis interrogée sur ce rapport à l'ontologie au cœur même de la praxis analytique. Ainsi l'ontologie lacanienne ne relève pas seulement d'un rapport à Hegel qui a permis en effet à Lacan de concevoir la psychanalyse comme un procès dialectique de reconnaissance du désir, mais aussi d'un rapport à Sartre qui conduit à concevoir le néant d'être comme ce noyau qu'on peut rencontrer à la fin de l'analyse telle qu'elle est conçue en 1967, c'est-à-dire à partir de la traversée du fantasme.

Cette direction du rapport d'un certain Lacan à un certain Sartre, à savoir le Lacan de l'âge classique structuraliste et le premie r Sartre des années quarante, m'avait été indiqué par le travail de Jacques-Alain Miller il y a maintenant plus de dix ans, dans son cours de l'année 1999 sur «L'expérience du réel dans la cure analytique». Il avait pu alors rendre compte de la façon dont l'appui sur certains éléments de la philosophie de Sartre avait permis à Lacan de «libérer la psychanalyse de la prison de l'ego» [2], selon son expression, c'est-à-dire de la dépsychologiser au profit d'un retour à Freud et à l'inconscient. Je précise d'emblée que le rapport de Lacan aux concepts existentiels ne relève en rien d'une reprise de la psychanalyse existentielle elle -même telle que Sartre a pu essayer de la formuler. Lacan n'a eu de cesse de critiquer cette psychanalyse existentielle qui refuse le postulat de l'inconscient, c'est-à -dire au fond refuse l'apport singulier de Freud. Il s'agit donc d'un usage tout à fait propre à Lacan des concepts de l'ontologie phénoménologique de L'Être et le Néant en vue d'un retour à Freud, conduisant du même coup à une reprise subversive de ces concepts délocalisés de leur philosophie d'appartenance. Néanmoins, il me semble que s'il y a une ontologie de la psychanalyse chez Lacan, s'il a pu dire ainsi dans au cours du Séminaire de l'année 1964, qu'il avait son ontologie, comme le rappelait Jacques-Alain Miller cette année, c'est aussi depuis un certain emprunt à l'ontologie sartrienne détournée de sa fonction philosophique initiale qu'il a pu l'affirmer. Cela transparaît à travers les concepts même qui sont ceux de son ontologie, et qui ne sont pas ceux de l'ontologie aristotélicienne (à laquelle il se référera pour s'en séparer en 1972-1973 dans le Séminaire Encore), mais ceux de l'ontologie telle qu'elle est formulée en 1943 dans L'Être et le Néant par Sartre, reprenant à la fois la phénoménologie husserlienne et l'ontologie heidegerrienne. Ainsi, les concepts de manque-à-être, de désir d'être, de désêtre, sont propres à Lacan, mais témoignent de ce qu'il a pu récupérer de l'ontologie sartrienne afin de lui assigner un autre but, en l'utilisant afin de reformuler la psychanalyse freudienne. Car en effet, s'il n'y a pas d'ontologie chez les structuralistes, il n'y a pas à proprement parler d'ontologie chez Freud non plus. On pourrait dire en ce sens qu'à la métapsychologie freudienne, Lacan a substitué une ontologie qui est sa marque propre.

Mais pourquoi Lacan a-t-il déployé ainsi une ontologie? En quel sens cette ontologie sert la psychanalyse? S'il s'est séparé de l'ontologie, c'est-à-dire de la référence à al catégorie de l'Être, pour faire valoir dans son tout dernier enseignement la catégorie du réel, si la logique a ainsi pris le dessus sur l'ontologie, néanmoins le rapport à cette ontologie ne fut pas accidentel, il ne fut pas ponctuel, il fut d'une certaine façon un invariant, un point fixe dans l'approche proposée par Lacan de la psychanalyse.

Mais ce qu'on pourrait dire, c'est qu'il y a différents usages de l'ontologie selon les enjeux qui sont ceux de la démonstration de Lacan quant à l'essence de la psychanalyse à tel moment de son enseignement. Je distinguerai alors quatre temps dans l'enseignement de Lacan, quatre temps précédant son dernier enseignement, quatre temps correspondant à quatre usages distincts de l'ontologie phénoménologique, c'est-à-dire de l'ontologie empruntée à la philosophie contemporaine du début du XXe siècle, relevant d'un effort pour penser le sujet lui-même et son être. Je vous propose de déplier ces quatre usages de l'ontologie correspondant à quatre moments différents de l'é laboration lacanienne.

1. On pourrait dire tout d'abord que l'ontologie, la référence à l'être lui-même, apparaît dès les Propos sur la causalité psychique conduisant Lacan à s'opposer à Henri Ey. En effet, cherchant en 1946 à préciser l'objet de la psychiatrie, Lacan fait entrer en scène l'ontologie contre l'organo-dynamisme. Alors qu'Henri Ey recherche la causalité de la folie à partir d'une reprise de la théorie neurologique de Jackson, et se voit conduit à penser le délire lui-même comme une altération des fonctions supérieures du psychisme, Lacan répond en avançant que «le phénomène de la folie n'est pas séparable du problème de la signification pour l'être en général, c'est-à-dire du langage pour l'homme» [3]. Cette causalité essentielle de la folie, c'est la causalité psychique qui relève elle-même d'une croyance du sujet sur son être.

Ce n'est donc pas en termes de déficit qu'il faut concevoir la folie, ni en termes d'altération des fonctions supérieures, ni en termes de désadaptation à la réalité, mais en termes ontologiques, c'est-à-dire à la fois en tant que rapport à la signification en général et en tant que rapport à l'être. La folie est ainsi définie par Lacan comme «la virtualité permanente d'une faille ouverte» [4] dans l'essence de l'homme, qui le conduit à méconnaître non pas tant la réalité que «la dialectique de l'être» [5]. Cette immédiateté de l'identification, que Lacan appelle l'infatuation, relève d'une croyance délirante sur l'être que l'on est, et non pas d'une erreur de jugement, d'u ne défaillance organique ou d'un défaut des fonctions supérieures de synthèse psychique. L'ontologie surgit donc ici dans le discours de Lacan pour faire valoir la causalité essentielle de la folie, et au-delà même de cette causalité, l'absence de causalité dernière qu'il formule comme «insondable décision de l'être» [6].

En cette formule restée célèbre, Lacan reprend ce que Sartre avait pu repérer comme un irréductible, c'est-à-dire une détermination spontanée de notre être, que l'on ne peut expliquer au-delà d'elle-même, qui est le sujet lui-même en tant qu'il ne se fonde sur rien d'autre que sur une décision d'être. Chaque sujet étant ainsi toujours selon Sartre séparé de son essence, néant d'être, cherche « une solution au problème de l'être» [7]. On peut donc dire que dans les Propos sur la causalité psychique, Lacan, tout en s'appuyant sur Hegel et Heidegger, emprunte à l'ontologie phénoménologique sartrienne cette idée d'une faille dans l'essence du sujet qui fait que l'on pourrait rendre compte de l'infatuation du fou comme d'un choix d'être contre le manque d'être. C'est la première apparition de l'ontologie chez Lacan qui inaugure aussi un style singulier dans la façon de réinventer la psychanalyse.

2. Si l'on avance maintenant un peu plus dans l'âge d'or de l'enseignement de Lacan, l'âge d'or structuraliste, celui de Fonction et champ de la parole et du langage en 1953, celui des Séminaires des années cinquante, on peut repérer un nouvel usage de l'ontologie phénoménologique: il s'agit dorénavant d'une ontologie contre la psychologie, d'un discours sur le désir d'être et sa précarité contre la psychologie de la dépendance, contre l'egopsychology, contre la relation d'objet. Lacan se sert dorénavant de l'ontologie sartrienne du désir d'être pour critiquer tout idéal d'adaptation du moi à la réalité, de maturation des instincts et de rapport harmonieux à l'objet, tout idéal d'autonomie du moi.

Il conçoit ainsi l'objet même de la psychanalyse à partir du désir et de la parole. Et s'il considère que la fonction de la parole a été oubliée par les post-freudiens, qui s'intéressent davantage à ce que le sujet ne dit pas qu'à ce qu'il dit, c'est aussi pour rendre compte du désir d'être comme ce qui fonde le sujet qui parle au-delà du moi imaginaire. «Que le sujet vienne à reconnaître et à nommer son désir, voilà quelle est l'action efficace de l'analyse. Mais il ne s'ag it pas de reconnaître quelque chose qui serait là tout donné, prêt à être coapté. En le nommant, le sujet crée, fait surgir une nouvelle présence dans le monde» [8] affirme-t-il ainsi en 1955. Ce désir qui vient à être en étant nommé, Lacan en rend compte comme d'un «rapport d'être à manque» [9] qui n'est pas « manque de ceci ou de cela mais manque d'être parquoil'êtreexiste» [10].

Il reprend ainsi explicitement au cours de ce Séminaire sur le moi la définition sartrienne du désir considéré comme relatif au néant d'être du sujet. Sartre affirmait pour sa part en 1943 que «le désir est manque d'être, il est hanté en son être plus intime par l'être dont il est le désir» [11]. Et avant même de rendre compte ainsi du désir dans L'Être et le Néant, Sartre avait pu dans son tout premier essai de 1936 La Transcendance de l'ego, lui aussi critiquer l'ego, en tant qu'objet, l'ego en tant que transcendant au sujet, l'ego comme relevant d'une opération réflexive de la psychologie en tant qu'elle fige le sujet sous les espè ces d'un psychisme qui opacifie ce qui n'est qu'intentionnalité vide. Si Lacan insiste tant sur la portée ontologique du désir, c'est-à-dire sur le fait que le désir n'a rien à voir avec le désir de tel objet en particulier, et donc ne peut se saisir à partir d'une logique de la frustration et de la gratification, c'est pour rendre compte de l'inconscient freudien lui-même en tant que formulation de désir, inconscient qui aurait été ensuite effacé par les post-freudiens au profit d'une référence au moi et à la relation d'objet. Ce qui distingue fondamentalement le sujet de l'inconscient, comme sujet qui parle, du moi imaginaire, c'est que le sujet qui parle renvoie à l'être même en tant que désir, alors que le moi n'est qu'une image silencieuse permettant d'oublier le manque-à-être produit par le langage, c'est-à-dire effaçant la castration.

Cette reprise du désir d'être sartrien au sein d'une critique de la psychologie du moi permet à Lacan de rendre compte de la découverte de Freud en tant qu'elle est celle, écrit-il, «du champ des incidences, en la nature de l'homme, de ses relations à l'o rdre symbolique, et la remontée de leur sens jusqu'aux instances les plus radicales de la symbolisation dans l'être» [12]. L'ontologie permet donc à Lacan de réduire le champ de la psychologie à celui de l'imaginaire, le champ du moi à celui de l'inertie, considérant le moi comme un objet parmi d'autres objets et de rendre compte de l'être du sujet qui parle et de son désir comme excentrique à toute satisfaction. Ainsi Lacan peut dire en 1958 au cours de son Séminaire sur Les formations de l'inconscient que «ce à quoi confine le désir, non plus dans ses formes développées, masquées, mais dans sa forme pure et simple, c'est à la douleur d'exister» [13], par-delà donc toutes les contingences qui ont pu contrarier le cours d'une existence singulière.

3. Dans un troisième moment, celui du début des années soixante, on peut distinguer un nouvel usage de l'ontologie relatif à la remise en cause de la souveraineté de l'ordre symbolique. C'est dans le Séminaire de 1959-1960 sur L'Ethique de la psychanalyse que Lacan introduit l'ontologie pour rendre compte du statut de la pulsion. Un des sous-titres choisis par Jacques- Alain Miller dans le texte établi de la leçon du 27 janvier 1960 est ainsi «la pulsion, notion ontologique» [14]. Lacan énonce en effet à la fin de la leçon sur «La création ex nihilo» que «le Trieb ne peut aucunement se limiter à une notion psychologique – c'est une notion ontologique absolument foncière, qui répond à une crise de la conscience, que nous ne sommes pas forcés de pleinement repérer parce que nous la vivons» [15]. Lacan précise donc ici lui-même l'usage qu'il peut faire de l'ontologie pour relire Freud. Si Freud a pu dire, dans sa Métapsychologie, de la pulsion qu'elle est était «un concept-limite entre le psychique et le somatique» [16], Lacan montre en quel sens cette frontière indique que la pulsion n'est ni psychologique ni biologique, mais ontologique. Mais cette ontologie-là est déjà un dépassement de l'ontologie phénoménologique et annonce ce que Jacques- Alain Miller a appelé cette année dans son cours le renoncement à l'ontologie au profit du registre du Réel. Déplacer ainsi l'ontologie, de l'être qui parle à la pulsion, tel que Lacan le fait en 1960, c'est en effet déjà dépasser l'ontologie sémantique qui faisait du langage le lieu même de l'être pour indiquer un autre niveau d'approche du symptôme à partir de la pulsion.

Au sein de ce troisième temps du début des années soixante, s'opère alors, ce qu'on pourrait appeler un renversement de l'ontologie phénoménologique et sémantique. C'est spécifiquement dans le Séminaire de 1962-1963 sur L'Angoisse que l'on peut repérer ce renversement. L'affect d'angoisse a pu en effet être considéré par les philosophes de l'existence comme Heidegger et Sartre, comme l'affect privilégié permettant d'accéder à l'être même du Dasein ou au néant d'être du sujet. Etre angoissé, c'était en ce sens, non pas être angoissé par telle ou telle situation du monde, par tel ou tel objet en particulier, mais être en rapport avec son être en tant que néant d'être. La notion ontologique première, celle à laquelle l'angoisse nous conduit, c'est ainsi d'un point de vue existentiel le néant.

Mais avec Lacan en 1962, l'angoisse qui était mode d'accès au registre ontologique, c'est-à-dire au questionnement sur l'être dans la philosophie contemporaine allemande et française du début du XXeme siècle, devient mode d'accès au Réel. Ainsi dans son introduction au Séminaire de L'Angoisse, Jacques-Alain Miller avait pu montrer que l'objet a [17], cet objet qui n'entre pas dans la sphère des échanges, cet objet incommunicable mais devant lequel l'angoisse surgit, était un des modes d'accès au réel. Il ne s'agit plus donc d'accéder à l'être, au noyau de notre être, mais d'accéder au Réel, en tant que le symptôme a une consistance qui n'est plus seulement symbolique mais aussi pulsionnelle.

Ainsi on peut dire que dans le Séminaire de L'Angoisse, Lacan conserve de l'ontologie phénoménologique le postulat du manque d'être comme point d'appui pour le sujet, mais rend compte de l'angoisse comme du manque du manque, c'est-à-dire précisément de l'angoisse comme surgissant face à un objet en trop qui prive le sujet du manque d'être lui permettant d'accéder au désir. Dans ce que Jacques-Alain Miller avait appelé alors une plongée en deçà du désir, et dont on pourrait parler aussi comme d'une plongée en deçà de l'ontologie, surgit une nouvelle définition de l'existence, qui n'est plus manque à être mais séparation, sacrifice d'un morceau de corps. C'est cette part perdue dont Lacan peut dire en 1964 qu'elle « est prise dans la machine et (qui est) à jamais irrécupérable» [18]. Avant d'accéder à la dialectique de l'être, c'est-à-dire à la dialectique signifiante, celle de la machine symbolique, le sujet se sépare d'un morceau de son corps, qui est aussi la condition de la rencontre avec le monde de l'Autre.

Lacan reprend alors le vocabulaire ontologique du délaissement, de la déréliction, pour rendre compte de cette séparation inaugurale, de cette cession de l'objet qui est aussi bien le sujet lui-même, mais c'est pour faire émerger le rapport du sujet à la pulsion. L'angoisse – telle que la psychanalyse l'appréhende – ne surgit pas devant le néant, mais devant l'objet aqui apparaît là où il ne devrait rien y avoir et qui fait émerger une stimulation pulsionnelle exigeant satisfaction. Le danger devant lequel l'angoisse surgit n'est pas donc le néant, qui finalement pour Lacan n'est pas l'objet de l'angoisse mais la Chose, l'objet dernier auquel tous les autres objets renvoient. On pourrait donc parler à partir de la pulsion et de l'angoisse d'une plongée en deçà de l'ontologie qui témoigne d'une orientation de la praxis sur la répétition et la pulsion et non plus seulement sur la parole et le refoulement.

4. Enfin, en un quatrième moment qui marque un re – commencement pour Lacan, apparaît un nouvel usage de l'ontologie destinée elle-même à être dépassée par l'éthique. Il s'agit du Séminaire XI de l'année 1964 sur Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse dans lequel Lacan répond à son ex-communication par un effort de re-fondation de l'inconscient, en tant que l'inconscient se définit comme une discontinuité surgissant au cœur du discours, comme une béance, qui obéit à une structure temporelle. Jacques-Alain Miller rappelait cette année dans son cours que c'est en 1964 qu'il s'était adressé pour la première fois à Lacan en public pour l'interroger sur son ontologie – à partir des références à l'ontologie apparaissant déjà dans son écrit de 1958 sur «La direction de la cure», où Lacan peut en effet a ffirmer que «C'est bien dans le rapport à l'être que l'analyste a à prendre son niveauopératoire» [19].

Lacan dans sa leçon du 29 janvier 1964 reprend alors la remarque de Jacques-Alain Miller qui portait sur la fonction structurante d'un manqué [20] permettant donc de rendre compte d'une ontologie. Si Lacan dans les leçons suivantes se référera alors à l'analyse sartrienne du regard pour la célébrer tout en en montrant l'insuffisance, il s'appuie cependant dès ces premières leçons, précisément dans le passage où il répond à cette remarque qui lui est faite, sur l'ontologie phénoménologique pour rendre compte du statut de l'inconscient. En effet, la question se pose de savoir si on peut déployer une ontologie de l'inconscient à partir de cette béance que Lacan a souligné en reprenant l'exemple des débuts de la théorie freudienne de l'inconscient, celui de l'oubli de nom faisant surgir un discontinuité au cœur du discours. Précisons que Sartre n'a jamais déployer une ontologie de l'inconscient puisqu'il ne reconnaissait pas l'existence de l'inconscient. Mais c'est néanmoins en détournant l'ontologie de la conscience elle-même, en tant que Sartre l'avait définie comme un être qui ne parvient pas à être, comme étant sur le mode du n'être pas, comme un n'être pas encore et un avoir à être, que Lacan peut définir l'inconscient comme du non-réalisé qui appelle une réalisation.

Lacan affirme ainsi que «la béance de l'inconscient, nous pourrions la dire pré-ontologique (...) ce n'est ni être, ni non-être, c'est du non-réalisé» [21], ce qui le conduit à parler de ce qui est ontique dans la fonction de l'inconscient. C'est dire que l'inconscient pour Lacan en 1964 n'est pas à appréhender comme un être, mais comme un apparaître, comme un phénomène qui surgit pour disparaître et do nt l'être n'est rien d'autre que ce surgissement. Dans son cours sur Les Us du Laps en 1999, Jacques-Alain Miller avait pu ainsi souligner ce statut de l'inconscient comme phénomène, «l'inconscient en tant qu'il s'inscrit comme événement dans la trame du temps » [22], donc comme événement qui surgit ici et maintenant, dans l'instant. Et il y a quelque chose d'une reprise du statut même du phénomène tel que Sartre avait pu l'aborder en 1943, puisque pour le philosophe – et c'est ce qui le sépare de Heidegger – il n'y a pas l'Être (avec un «E» majuscule) au-delà des étants, il n'y a pas de noumène derrière les phénomènes, mais il n'y a que les phénomènes et le sujet lui-même, qui n'a d'autre fondement que son manque d'être. Ainsi l'être du sujet n'est rien d'autre que ce manque d'être. L'ontologie phénoménologique sartrienne est ainsi restreinte à l'ontique.

La référence à l'ontique, qui permet ainsi à Lacan de rendre compte du statut phénoménal de l'inconscient comme événement, est néanmoins dépassée au sein même de ce Séminaire. Lacan peut ainsi affirmer que le «statut de l'inconscient (...) si fragile sur le plan ontique, est éthique» [23]. Finalement là où Sartre avait pu considérer que de l'ontologie phénoménologique on ne pouvait déduire aucune éthique, Lacan lui considère a contrario que de la fragilité ontique de l'inconscient on peut déduire une éthique, et même qu'il faut déduire une éthique. Le statut éthique de l'inconscient, c'est ce qui fait que le surgissement de la présence de l'inconscient appelle un acte, une réponse. C'est pourquoi le psychanalyste fait partie du concept de l'inconscient. C'est pourquoi l'inconscient qui se manifeste sans être rattrapé à temps disparaît aussitôt s'apparentant à la cause perdue. Si Lacan peut ainsi en 1964 chercher à fonder l'inconscient temporel à partir d'une explicitation de l'apparaître même de l'inconscient dans le discours, il en tire des conséquences relatives à la praxis de l'analyse qui ne peut avoir un effet sur la répétition qu'en ponctuant ce qui s'apparente à la rencontre manquée avec le réel, telle qu'elle surgit au hasard de la séance.

Pour finir et pour conclure, je dirai que par-delà les différents usages qu'il a pu en faire,il y a une certaine unité de l'ontologie telle que Lacan l'a déployée. De 1946 à 1967, des Propos sur la causalité psychique à la Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l'école, on passe du virage qui fait basculer un être dans la folie, virage de l'immédiateté de l'identification à une stase de l'être, à un autre virage qui dans une analyse peut conduire à la passe. Cette fonction structurante d'un manque dans l'être que Jacques Alain Miller avait pu souligner en 1964, on la retrouve aussi bien sur le versant de la folie comme trop plein d'être, infatuation du sujet qui croit être ce qu'il est et s'éprouve du même coup méconnu dans son être par l'Autre, que sur le versant de la fin de l'analyse comme accès au désêtre [24], être déserté par les identifications qui avaient pu remplir le vide du sujet, vidage en quelque sorte de ce qui dans l'être fige le sujet lui-même.

Avec le passage du sujet au parlêtre, il reste encore une référence à l'être, mais en effet, comme Jacques-Alain Miller l'a montré cette année, c'est un être qui tient son être de la parole, mais son existence de la jouissance même de ré -itérer les modalités de rencontre avec le langage depuis un corps qui en répercute les échos. L'ontologie apparaît alors seconde par rapport au réel qui est premier. L'ontologie dont Lacan se sépare alors explicitement en 1972-1973 est celle qui prend ses assises dans la philosophie antique, c'est l'ontologie aristotélicienne qu'il avait déjà pu interroger dans son Séminaire de L'Ethique, cette ontologie qui oriente l'être à partir d'un Souverain Bien.

Nous pourrions dire que c'est cette ontologie là qui est visée dans l'analogie proposée par Lacan entre la perspective ontologique et le discours du maître, car il s'agit d'une ontologie qui assigne à l'existant un être à accomplir, une essence à atteindre. Or, dans l'ontologie phénoménologie contemporaine, il n'y a pas d'essence du sujet, mais simplement un manque d'être, donc une faille dans l'essence, faille irréductible. Néanmoins, il est vrai que l'ontologie phénoménologique est elle aussi dépassée par Lacan au sens où au-delà ou plutôt en deçà du néant d'être, il reste quelque chose, qui n'est ni être ni non-être, mais energeia, activité pulsionnelle, jouissance de l'être. Et pour appréhender la fin de l'analyse, la perspective ontologique en effet ne semble plus suffire, dans la mesure où le désêtre ne subsume pas l'être sexué. L'ontologie définit ainsi le registre de ce qui permet à l'analyse de transformer l'être pour faire émerger le désir, mais le réel laisse apercevoir ce qui ne changera jamais, «en tant que l'être sexué est intéressé dans la jouissance» [25], ce qui relève de notre corps et de la façon dont la musique plus ou moins dissonante de l'Autre a pu s'inscrire dans notre existence.

[1] Lévi-Strauss C., L'Homme nu, Plon, 1971, p. 563.
[2] Miller J.-A., L'Orientation lacanienne, «L'expérience du réel dans la cure analytique» (1998-1999), inédit, enseignement prononcé au CNAM dans le cadre du Département de psychanalyse de Paris VIII, leçon du 17 mars 1999.
[3] Lacan J., «Propos sur la causalité psychique», in Ecrits, Le Champ freudien, Seuil, 1995, p. 162.
[4] Lacan J., ibid., p. 177.
[5] Lacan J., ibid., p. 172.
[6] Lacan J., ibid., p. 177.
[7] Sartre J.-P., L'Être et le Néant, essai d'ontologie phénoménologique, Tel Gallimard, 1991, p. 528.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Le Champ freudien, Seuil, 1980, leçon du 19 mai 1955, p. 267.
[9] Lacan J., ibid., p. 261.
[10] Lacan J., ibid.
[11] Sartre J.-P., L'Être et le Néant, essai d'ontologie phénoménologique, Tel Gallimard, 1991, p. 126.
[12] Lacan J., «Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse», in Ecrits, Le Champ freudien, Seuil, 1995, p. 275.
[13] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l'inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Le Champ freudien, Seuil, 1998, leçon du 23 avril 1958, p. 338.
[14] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L'Ethique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Le Champ freudien, Seuil, 1986, leçon du 27 janvier 1960, p. 139.
[15] Lacan J., ibid., p. 152.
[16] Freud S., «Pulsions et destin des pulsions», in Métapsychologie, trad. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, nrf, idées/Gallimard, 1976, p. 18.
[17] Miller J.-A., «Introduction à la lecture du Séminaire de L'Angoisse de Jacques Lacan», in La Cause freudienne, n°58, Navarin Editeur, 2004, p. 65.
[18] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L'Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Le Champ freudien, Seuil, 2004, leçon du 8 mai 1963, p. 249.
[19] Lacan J., «La direction de la cure», in Ecrits, Le Champ freudien, Seuil, 1995, p. 615.
[20] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Le Champ freudien, Seuil, 1973, p. 31.
[21] Lacan J., ibid., p. 32.
[22] Miller J.-A., L'Orientation lacanienne, «Les Us du laps» (1999 -2000), CNAM, cours du 15 décembre 1999, inédit.
[23] Lacan J., «Proposition sur le psychanalyste de l'école», in Autres Ecrits, Le Champ freudien, Seuil, 2001, p. 254.
[24] Lacan J., «Proposition sur le psychanalyste de l'école», in Autres Ecrits, Le Champ freudien, Seuil, 2001, p. 254.
[25] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Le Champ freudien, Seuil, 1975, leçon du 21 novembre 1972, p. 16.
[26] JAM montre un petit volume contenant l'article dont il va parler.

JAM reprend la parole.

Eh bien merci Clotilde de ce parcours rythmé qui, évidemment, évoque, comme chaque fois que moi-même je parle ici de philosophie, évoque des termes et des références qui ne sont pas d'un usage commun pour l'auditoire. Il faudrait quand même arriver à faire là-dessus une petite avancée. Vous avez fait référence à un article de Sartre, vous avez fait référence à l'Etre et le néant mais, évidemment, c'est sept cent pages environ et ça avait d'ailleurs la réputation d'avoir été acheté pendant l'occupation parce que le volume, parait-il, faisait juste un kilo et que, comme on manquait de poids, ça servait, paraît- il, dans les balances. C'est peut-être trop vous demander de connaître ces sept cent pages – qui sont pourtant, dans beaucoup de parties, distrayantes – certaines pages sont délayées – c'est quand même distrayant mais c'est peut-être trop – donc peut-être que ça [26] vous paraît plus maniable et donc c'est l'article auquel j'avais fait référence, qu'a commenté ici Clotilde, ça a été publié d'abord en revue, dans une revue que lisait Lacan, dans laquelle même il a écrit, je crois, qui était la revue des philosophes en pointe dans l'entre deux guerres, et en particulier y écrivait Koyré, que Lacan a connu, et qu'il a pris comme une référence très importante dans sa propre épistémologie, et Kojève également qui avait été accueilli en France par Koyré et qui était dans ses dépendances. C'était la revue Recherches philosophiques qui, en mille neuf cent trente six, publie cet article de Sartre qui est son premier – c'est avant son livre sur l'imaginaire, si je me souviens bien – c'est vraiment sa première apparition sur la scène philosophique et qui est vraiment sensationnelle, sous le titre La transcendance de l'ego. Ça a été réédité aux éditions Vrin en mille neuf cent soixante cinq par une jeune philosophe qui est devenue par la suite la fille adoptive de Simone de Beauvoir. Je crois que c'est toujours disponible; ça sera ardu à lire pour ceux qui n'ont pas de formation, là il n'y a pas d'exemples, c'est... mais l'effort se fait quand même sur de beaucoup plus petites pages et moins nombreuses. En tout cas, il est certain que ça a été un article essentiel pour Lacan. Je crois que vraiment ça a marqué, pour lui, un moment et on a les traces dans tout son enseignement. C'est à mettre au rang des articles dont Lacan fera usage plus tard, et qui compteront beaucoup pour lui, de Lévi-Strauss, son article sur l'Analyse des mythes qui a inspiré visiblement le Séminaire de Lacan consacré au Petit Hans, le Séminaire IV et l'article de Lévi-Strauss, qui était une critique de la psychanalyse, qui était une critique et même une satire de la psychanalyse, sous le titre de l'Efficacité symbolique et Lacan a très bien pris ça et c'est à la fin de cet article qu'il a eu l'illumination de ces trois catégories rapportées les unes aux autres: le symbolique l'imaginaire et le réel.

Ça m'est déjà arrivé de l'expliquer, eh bien cet article de Sartre est à mettre au rang des deux autres et il leur est antérieur. Sartre emploie le mot ego dans le sens philosophique, avec des références philosophiques, mais, par une rencontre merveilleuse, c'est le mot qui est au centre de la seconde topique de Freud qui distingue le moi ou ego, le ça et le surmoi.

C et article est quand même la base, non pas clinique, mais la base philosophique de la critique à laquelle Lacan va se consacrer après la guerre, la critique de la forme qu'a pris la psychanalyse freudienne aux États-Unis, à partir de quoi elle a rayonné surtout aux États-Unis et à partir de quoi elle a rayonné sur le monde sous le nom d'Ego psychology, la psychologie de l'ego.

Tout le premier enseignement de Lacan et la suite, c'est une canonnade, année après année, contre, à partir et contre l'Ego psychology comme étant la version en vogue de la psychanalyse, celle qui néglige l'inconscient, lequel est inscrit dans la première topique de Freud et s'appuie exclusivement sur la seconde topique, sur la tripartition ego ça, ego id super ego, exclusivement là-dessus, et qui donne une interprétation psychologique de ces trois instances freudiennes.

Le boulet que Lacan met dans son canon à ce moment-là-évidemment pour canonner année après année, il faut beaucoup de boulets de canon - mais au moins un de ses boulets, c'est cette transcendance de l'ego dont, évidemment, il faut dire un mot, que vous avez dit, vous avez dit son rôle – peut-être il faut expliquer le mot transcendance dans ce titre, ce n'est pas au sens où on dit de quelque chose qui est génial: c'est transcendant, mais ce n'est pas non plus la transcendance au sens où on peut l'employer de façon absolue pour désigner les supra êtres quelque part, ce n'est pas non plus, mais ça vous ne ferez pas l'erreur parce que vous ne connaissez pas le sens kantien du mot transcendantal – ça veut, vraiment, il me semble, vous me direz ce que vous en pensez, ça veut dire que l'ego est hors de, ça a plutôt le sens de l'ex-sistence de l'ego. La thèse fondamentale, c'est que l'ego ex-siste hors de la conscience, la thèse fondamentale, c'est de distinguer pour ça la conscience et l'ego et de dire que l'ego n'est pas la conscience mais que c'est un des objets que peut considérer la conscience, que c'est transcendant, c'est comme un objet du monde que la conscience vise, sauf que, évidemment, ce n'est pas à proprement parler dans le monde.

Le verbe viser que j'emploie est tout à fait précis, l'idée que la conscience vise, ça se réfère à la notion dite – c'est un terme technique – dite de l'intentionalité que Sartre avait d'ailleurs célébrée dans un texte fameux de quatre pages pour dire comme c'était pour lui libératoire par rapport à la psychologie, ça repose sur l'idée ­– qui va vous paraître un peu plate – que toute conscience est conscience de quelque chose, que toute conscience est une visée vers quelque chose qui lui est transcendant, qui lui est extérieur; c'est à ce titre qu'on parle de phénoménologie puisque c'est la doctrine, la base de la phénoménologie de Husserl que Sartre était allé étudier en Allemagne et c'est de ses premières lectures qu'il a rapporté, qu'il a ramassées et radicalisées des vues de Husserl sur cette transcendance de l'ego. Ce qui définit la conscience, c'est d'être une visée, en quelque sorte pure, et donc ça implique, chez Husserl par exemple, la critique du cogito cartésien, qui apparaît comme une sorte de formation de concrétion de la conscience, ça implique aussi chez Husserl une critique du «je pense» du «je transcendantal» de Kant, que celui-ci définit comme devant pouvoir toujours accompagner les représentations. Au fond, le cogito, lorsque je me pense comme pensant, c'est la conscience qui se prend pour objet, qui se pose comme un objet, de telle sorte qu'on doit distinguer deux états de la conscience, son état irréfléchi et son état réfléchi.

Quand elle est réfléchie, eh bien apparaît cette position d'objet et quand elle est irréfléchie, c'est-à-dire quand je ne pense pas, il y a des états de la conscience où je ne pense pas à moi, où le moi n'apparaît pas, il y a un seul exemple qu'en donne Sartre dans ce petit article, c'est assez sommaire, c'est «je cours après le bus – aujourd'hui on ne court plus après les bus, ils sont tous fermés mais à l'époque où Sartre écrivait, on a encore connu ça dans les années soixante dix, les bus avaient des plates-formes avec une petite lanière en cuir qui fermait et donc, même si on avait manqué le bus, eh bien on pouvait encore courir derrière et puis sauter sur la plate forme, aujourd'hui, ça n'aurait plus de sens, un tel exemple ≠ donc il dit: au moment où je cours derrière le bus, je ne pense pas à moi et donc moi j'ai disparu et nous sommes dans l'état dit irréfléchi de la conscience - ce sera beaucoup plus sophistiqué dans l'Être et le néant, là c'est au départ, donc : moi je ne pense pas à moi, moi j'ai disparu, et voilà au fond l'apparition d'un champ de conscience où il n'y a pas de je, et c'est simplement par l'acte de réflexion, si je me met à réfléchir, alors apparaît un je mais c'est déjà une formation secondaire et ça ne traduit pas l'authenticité, la vérité de cette conscience à l'état impersonnel etdoncilyaunchampde conscience sans je et le je n'apparait que secondairement. C'est très sommaire.

Ce que je dis est un peu plus sommaire que ce qu'il y a dans le texte de Sartre, mais pas tellement, c'est de cet ordre mais c'est déjà suffisant pour comprendre comment Lacan pourra déplacer cette forme déjà même sur le wo est war, soll ich werden freudien: là où je ne pensais pas je, là où le je n'étais pas, à savoir dans le ça, le je dois advenir. Donc ce qui, chez Sartre, est le champ de conscience pré personnel, impersonnel ou pré personnel, dans sa différence avec l'apparition réflexive du je, est transporté par Lacan sur la phrase wo est war, soll ich werden: là où c'était le ça, doit advenir le je.

C'est ça le paradoxe, c'est que ce qui est défini par Sartre comme le plus pur de la conscience, dont toute concrétion est évacuée, cette conscience qui n'est qu'une visée vers autre chose, cet état là, ce n'est pas un état, c'est un mouvement, c'est une visée, c'est une spontanéité pure, eh bien est traduit pas Lacan dans le terme du ça où, en effet, le je n'est pas là.

On ne se reconnaît pas dans le ça, c'est pour ça qu'on l'a nommé comme ça, on a nommé le ça comme ça parce que, justement, je ne suis pas dans le ça, je ne m'approprie pas, je ne suis pas chez moi dans le ça. À cet égard, quelle est la modalité d'être de cette conscience qui n'est pas je, qui est avant le je? C'est une pure spontanéité, mais qui, du point de vue de l'être, est un néant, un néant qui se dirige, un néant constituant, qui n'est pas constitué comme un objet mais qui est au contraire constituant des objets, et qui est constituant des objets surtout quand... – à cet égard qui leur donne du sens.

D onc ça oblige Sartre à inventer, là, une catégorie spéciale pour cette conscience irréfléchie, de dire c'est à la fois – c'est un absolu, ça n'a pas d'extérieur, ça n'a pas de contraire, c'est sui generis dans sa dimension, et en même temps, ça n'est pas substantiel, ça n'a pas une substance, ça n'a pas un être, posé là, qu'on peut définir par, c'est une pure spontanéité qui va vers.

Il dit même dans l'Être et le néant que la conscience ne saurait être limitée que par elle-même, ce qui est quasiment une expression de Spinoza à propos de la substance, mais supposée non substantielle. Donc on a d'un côté la conscience qui est néant, on a de l'autre côté l'être, comme dans le titre, mais l'être en soi qui en ignore tout et le rapport des deux, c'est que la conscience donne du sens, ou lit le sens qu'il y a, mais, en fait, apporte et donne le sens. Et donc ça suppose, et ça ce n'est pas tellement thématisé, ce n'est pas tellement réfléchi chez Sartre, c'est: quel est l'être du sens? Ça paraît justement un indéfinissable.

Ça a été très important pour Lacan, quand même, pour attaquer en son cœur l'ego psychologyqui justement considérait l'ego comme un objet psychologique, doté de propriétés psychologiques, mesurables éventuellement; ils considéraient que c'était le même, que l'ego psychanalytique, l'ego freudien, c'était la même chose qu'un ego psychologique, qu'il a des propriétés, que ces propriétés sont objectivement mesurables, et qu'i l est doté d'un certain nombre de mécanismes, par exemple les mécanismes de défense comme disait Anna Freud et donc Lacan a pratiqué, avec les moyens que donnaient la phénoménologie et qu'avait exploités Sartre comme Merleau-Ponty, Lacan s'est retrouvé avec eux dans la critique de l'objectivisme.

Donc il y a des circulations, il y a des critiques qui sont les mêmes et qu'est-ce que c'est que l'objectivisme, qu'est-ce que c'est qu'un l'objectiviste, on peut dire – on a employé l'expression – c'est la méconnaissance du rôle de la spontanéité constituante du sens. Et donc à la place de rapports de significations, à la place de considérer que la conscience se fait ceci, elle devient cela parce qu'elle se fait cela, au fond c'est une conscience à transformation, eh bien on considère qu'elle est habitée par des affects qui eux-mêmes sont considérés comme des choses, enfin on n'a affaire qu'à un monde de choses et l'ego est une chose parmi les autres et il y a des rapports de causalité qui sont des rapports de caus alité mécaniques. Irci

Alors que, quand il est question de sens, évidemment, on n'a pas de rapports de causalité mécaniques. C'est ainsi que – j'ai relu quelques pages de La transcendance ce de l'ego – Sartre critique l'idée que l'évènement psychique serait une chose. Il dit: si on ne reconstitue pas le mouvement pur de la conscience, eh bien on s'imagine que les évènements psychiques sont comme des choses alors qu'il faut restituer la spontanéité de la conscience dans l'évènement psychique. Il emploie l'expression, qui est très freudienne il faut dire, et donc – ça a lancé d'ailleurs la mode, générale, de dire: ne sont pas des choses.

Par exemple il y a un sociologue, qui s'appelait Jules Monnerot, qui a écrit un livre dont le titre, au moins, était resté célèbre: Les faits sociaux ne sont pas des choses. Et donc on pouvait décliner ça, et c'est resté assez vivant, mais un peu spiritualiste. L'idée: il ne faut pas traiter les gens comme des choses, il ne faut pas traiter ce qui leur arrive comme des choses, ce ne sont pas des choses... Il faut entendre que l'humanité de l'homme l'empêche d'être une chose et donc les humanistes traitent les hommes comme pas des choses et les autres les traiteraient comme des choses etc.

Lacan a pris toutes ses distances avec cette dégradation la en parlant de La Chose freudienne. Et à ce moment là, il dit justement: on a fait des grimaces – on a fait des grimaces parce qu'en mille neuf cent cinquante six, quand on lit La chose freudienne, les gens veulent dire: mais non ce n'est pas une chose! C'est passé ça!

Alors, à partir de là-c'est un ingrédient tout à fait important que la critique de l'ego par Sartre, disons elle rentre, si on voulait... La lecture par les influences, évidemment, à des limites et d'ailleurs ce n'est pas ce que je fais et ce n'est pas ce que Clotilde a fait, la lecture par les influences; on doit noter simplement des transports de termes, des transports d'expressions. C 'est ça essentiellement qu'on repère, mais on peut dire quand même que Lacan fait un cocktail, au départ, dans lequel entre la critique, par Sartre, de l'ego comme objet, dans ce cocktail rentre aussi l'expérience du miroir telle que Henri Wallon – qui était un psychologue – l'a mise en valeur et avant lui, c'était Darwin qui avait repéré ça, le comportement spécial du jeune enfant dans le miroir et Hegel avec sa dialectique du maitre et de l'esclave.

Avec La transcendance de l'ego de Sartre, on a la notion d'une conscience pure qui se fait, ceci ou cela, de sa propre spontanéité et qui est donatrice de sens. C'est plutôt Husserl, ça, d'ailleurs. D e l'expérience du miroir, on a l'idée du rapport, on va l'appeler le sujet puisque c'est le terme de Lacan, du sujet et de l'Autre son image et avec Hegel, on a l'idée d'appliquer sur ce rapport du moi et de l'Autre la structure du maître et de l'esclave.

Sartre apporte ici la notion d'un être qui se fait, ou d'un être qui a à se faire, d'un être en devenir, en devenir depuis le néant vers l'être, mais là il n'est pas question de l'Autre, dans La transcendance de l'ego, on est tout seul, d'ailleurs c'est un absolu, quand on est absolu, on n'a pas d'Autre, il n'y a pas d'Autre de l'Autre pour l'absolu, c'est l'absolu tout seul. Sartre apporte ça. Avec le miroir, on ajoute l'Autre et avec Hegel, ça commence à devenir intéressant avec le maître, l'esclave et voilà...

Je le dis comme tel: c'est une scène qui se monte progressivement. La racine commune de Sartr e et de Lacan, c'est Kojève. Sartre n'était pas – je crois – des auditeurs de Kojève à cette date mais il en avait tous les échos et il a du y figurer, Merleau- Ponty, en tout cas, y était, qui est la racine commune des deux.

Donc, on a l'idée, là, d'une conscience qui a à être ce qu'elle est, c'est-à-dire une dynamique qui provient d'un décalage initial, comme vous l'avez rappelé, la faille irréductible etc.

Eh bien Lacan a eu l'idée, la notion, que pour désobjectiver la psychanalyse, la dépsychologis er – comme vous l'avez dit – premièrement il fallait revenir à la première topique, c'est-à-dire rendre ses droits à l'inconscient – ça nous paraît aller de soi que la psychanalyse, ça a rapport à l'inconscient mais ça n'avait rien d'évident quand Lacan a commencé son enseignement, au contraire c'était considéré comme désuet c'était remplacé par l'ego. Donc: rendre sa place à l'inconscient et définir l'inconscient sur la même forme de ce rapport de la conscience à ce qu'elle a à être. Un inconscient qui a à être, qui n'est pas déjà là tout constitué, mais qui est constituant.

Ça n'est pas écrit ça, mais ça se retrouve dans la notion même de Lacan du sujet supposé savoir. Dire qu'il est supposé, c'est précisément dire qu'il n'est pas déjà tout constitué et qu'il est plutôt – le sujet supposé, c'est une variante du sujet en tant que manque d'être, comme disait Sartre pour la conscience et Lacan fait une variation en disant manque à être qui laisse entendre qu'il veut être et c'est pour ça que je disais que la traduction que Lacan avait choisie de manque à être en anglais est meilleure que l'expression française, puisqu'en anglais on peut dire want to be. Want to be, avec l'équivoque du mot want, qui veut dire à la fois vouloir comme verbe et qui, comme substantif veut dire manque. Et donc là, on a un manque qui veut.

Alors c'est d'autant plus adéquat concernant la psychanalyse que le minimum de ce qu'on attend de la cure psychanalytique, de l'expérience analytique, c'est qu'elle soit ce que j'appellerai avec pédantisme un processus transformationnel, que ça transforme. Donc il s'agit de savoir qu'est-ce que ça transforme? Et comment ça transforme? Alors l'idée de Lacan, celle qu'il l'exprime au départ, dans Fonction et champ de la parole et du langage – il y a plusieurs versions de l'inconscient, mais il y en a une qui est: c'est le chapitre censuré de mon histoire et, d'une certaine façon, l'inconscient est de l'ordre historique, mais l'histoire entendue comme la suite des significations que j'ai donné à ce que j'ai vécu.

Et l'inconscient, c'est la partie que je n'ai pas pu faire signifier. Donc Lacan comprend au départ le refoulement comme ce qui est resté... c'est quand même un inconscient traumatique – j'emploie déjà le mot signifiant qui ne viendra chez lui que plus tard – l'inconscient, ce sont les signifiants qui n'ont pas pu signifier. Ce sont les signifiants du trauma, de traumatisme, dont le sens est resté bloqué, qui sont restés dans le non sens ou dans un sens bloqué et donc la cure, c'est de débloquer le sens. C'est ça qu'il appelle la dialectique: c'est une dynamique qui comporte un certain nombre de renversements de signification.

Alors il y a une opposition, ce n'est pas si facilement compatible.

À certains moments, dans son élaboration pl utôt logicienne, Lacan présente l'inconscient comme un système. Il fait son schéma des plus et des moins pour montrer – où l'inconscient apparaît comme un système de signifiants, un système qui est là. Là, il apparaît sous un aspect un peu substantiel. Et puis il y a l'inconscient qui est dialectique, qui suit la dialectique du désir, ou l'inconscient qui est supposé savoir et ce sont deux aspects qui, parfois, sont en tension. Est-ce que c'est là et il s'agit de le découvrir ou il s'agit de l'inventer ? Il y a dans l'élaboration et dans la réflexion une tension entre ces deux pôles.

D'une certaine façon, ça a basculé, pour Lacan, du côté : ça s'invente, le savoir s'invente. Il radicalisé cette notion que, dans une analyse, le savoir s'invente, mais il a radicalisé aussi dans l'autre sens, c'est- à- dire le sinthome, qui se répète et on n'y peut rien.

À la fin, il y a un écartèlement qui apparaît dans l'expérience analytique entre tout ce qui est invention et qui n'est pas simplement fantaisie, les inventions qui ont des conséquences, l'invention de nouvelles vérités par le sujet, il les essaye, il peut les écarter mais il peut aussi s'y accrocher, elles ont une certaine densité. Lacan radicalise l'aspect inventif au point de dire: la psychanalyse – à un moment, il avait lâché comme une sorte de boutade, mais les boutades, on ne sait pas jusqu'où ça va, que la psychanalyse ne se transmet pas, elle se réinvente avec chaque psychanalyse.

D'un côté, il radicalise l'invention, l'invention par l'analysant d'une vérité qui, de toute façon, sera menteuse. Et de l'autre côté, il radicalise l'inertie, le statique d'un symptôme qui – il se répète mais ça veut dire – il se répète de façon stationnaire, l'itération, ça veut dire: c'est stationnaire. Donc il radicalise d'un côté la dynamique de l'expérience, mais de l'autre côté, il radicalise aussi son aspect stationnaire et, en effet ça produit un certain déchirement, un déchirement à le penser aussi, un déchirement à admettre que l'élan de l'invention ne puisse pas corriger le stationnaire du sinthome.

Maintenant il faut quand même mentionner la grande différence entre Sartre et Lacan, si c'est nécessaire, c'est que, pour Sartre tout ça se fait selon la logique du phénomène de conscience. Sans l'action et dans l'urgence que j'ai d'attraper le bus, c'est ça qu'il avait à sa disposition à son époque de plus innocent pour marquer le rapport entre l'action et l'urgence, c'était l'urgence de prendre le bus. On se demande pour aller ou? Il faut croire que ça lui apparaissait un absolu, de prendre le bus. Donc il y avait cette urgence et puis, rendu chez lui, le philosophe qui n'a plus à prendre le bus, il n'a plus qu'à prendre le café, le thé, ou pas chez lui, au Flore, il prend le bus, il attrape son bus, il va au Flore, là il flemmasse un peu, il fume, là il peut penser à son moi, là il est un moi, il dit – je plaisante à peine puisque c'est au niveau de «attraper son bus».

En tout cas, j'anoblis cet exemple en disant que Sartre décrit la structure interne de la conscience, à travers le bus et la cigarette et c'est comme ça qu'il obtient la différence entre le champ irréfléchi de conscience sans je et l'irruption du je par l'acte réflexif.

Lacan n'obtient pas ça de cette façon là. Il obtient ça en tenant compte du langage. L'opérateur pour Lacan, ne se fie pas à la description du phénomène de conscience qui, pour un analyste, apparaît comme un phénomène de surface extrêmement équivoque mais, pour Lacan, ce qui fait qu'il y a, pour ce qu'il appelle le sujet, la dimension de l'être, la dimension ontologique, ce qui introduit cette dimension, c'est le langage et sans ça, il a l'ensoi de Sartre. Ce qui fait la différence entre l'ensoi et le sujet, c'est le langage. La thèse de Lacan, c'est que ce qui introduit même la dimension de l'être, et ce qui introduit la dimension de manque d'être ou de manque à être, c'est le langage.

C'est le signe, il faut qu'il y ait un signe posé, un élément posé, on l'enlève et à ce moment là, il y a du manque et c'est impensable sans cette référence c'est-à-dire en ce sens, c'est le langage, c'est-à-dire le symbolique, c'est-à-dire, en dernière instance, le Un qui introduit la dimension de l'être et en cela, le champ ontologique est sous la dépendance du champ de l'Un.

Vous avez très bien dit que, en effet, chez les structuralistes, il n'y a pas d'ontologie, mais Lacan, il a tiré l'ontologie à partir de la linguistique de Saussure. C'est-à-dire, il a tiré une ontologie à partir de la notion de système où les éléments sont relatifs les uns aux autre, c'est-à-dire ce qu'on appelle une relation diacritique, c'est-à-dire d'opposition... Chaque élément est ce que les autres ne sont pas et donc là, il a une ontologie saussurienne, plus exactement une ontologie que Lac an déduit de Saussure et ça l'occupera beaucoup, cette déduction, sur le rapport entre le manque et le signifiant.

Ça l'inspirera dans sa construction du signifiant un et du signifiant deux et ça sera présent aussi dans ses développements sur le Un, là où on observera la prévalence du langage sur l'être: avant l'être, il y a le langage et à cet égard, donc, l'être est une création de langage, ce qui est assez, on voit bien que là, ça a vocation à ne pas être limité et ça n'est limité que par l'itération du sinthome et c'est encore une autre face du Un qui se répète. Donc il y a un Un qui se diversifie et un Un qui se répète.

Eh bien écoutez, je crois qu'on est arrivé au terme de la réunion d'aujourd'hui. Je remercie en votre nom Clotilde de nous avoir apporté ce travail qui sera certainement publié – je le souhaite; ce n'était pas prévu comme ça mais je crois que ça le mérite – je ne vous donne pas rendez-vous pour une date précise l'année prochaine parce que je l'ignore mais vraisemblablement dans les temps vous aurez l'occasion encore de m'entendre et peut-être de nous entendre dans les temps qui vont venir.



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